Alors, il continua. Quelques heures plus tard, comme ses paupières en plomb ne pouvaient plus rester ouvertes, il fit à nouveau halte et s’accorda un bref somme.
Il repartit. Il téta un peu d’eau au flexible de son casque, vérifia sa provision d’air qui s’amenuisait et essaya de capter une émission pour se maintenir éveillé. Mais rien. Absolument rien. Les fréquences radio qu’il explorait étaient aussi mortes, aussi vides que le paysage. Seuls lui parvenaient les signaux codés des satellites de navigation.
Music and News, zéro ! Mais il n’entendait pas davantage dialoguer d’éventuels poursuivants. Et il ne serait pas alerté si jamais devait se produire une de ces éruptions solaires dont le rayonnement mortel vous carbonisait un homme en moins de deux s’il ne se réfugiait pas vite fait dans un abri souterrain. Le plus proche se trouvait vraisemblablement à Séléné.
David se mit à chantonner et à discuter avec l’ordinateur qui n’avait pas d’autre sujet de conversation que les données qu’il débitait pour lui indiquer la direction de la nation lunaire. Il ne se désaltérait qu’avec une parcimonie extrême mais, finalement, il épuisa toute l’eau dont il disposait. Et il lui restait encore plus de quatre cents kilomètres à faire.
— À vingt à l’heure, ça représente une vingtaine d’heures à mijoter là-dedans, dit-il à haute voix. Pas trop mal. Moins d’une journée sans compter le temps de sommeil.
Sa progression était beaucoup plus lente qu’il ne l’avait pensé.
Il mourait d’envie de frotter ses yeux brûlants, de se gratter, car il fourmillait de démangeaisons mais pas question d’ouvrir son scaphandre sous peine de mort. La faim le tenaillait et il n’était pas possible de faire la sourde oreille aux douloureuses protestations de son ventre creux. Il avait le dos en compote après toutes ces heures passées aux commandes, des crampes dans les jambes et il ne sentait plus ses bras.
Et l’air commençait à être fétide. Et il fut épouvanté quand il s’aperçut qu’il avait un goût acide, métallique. Il n’y a plus grand-chose dans les bouteilles.
Selon le satellite de navigation, Séléné était à moins de trois cents kilomètres mais derrière le hublot embué de son casque, David était incapable de dire s’il se trouvait à proximité de la nation lunaire ou toujours dans les parages du complexe minier. Il n’y avait aucune différence : c’étaient les mêmes rochers, les mêmes cratères, la même étendue poussiéreuse et nue, le même horizon abrupt telle une lame qui fendait le noir velours de l’espace. Mais il n’apercevait pas d’étoiles dans ces ténèbres. Il ne voyait même pas la Terre.
Mon hublot est embué. À moins que ce soit ma vision qui s’éteint ? Tordant le cou, il passa sa langue sur la surface intérieure de la vitre de plastiverre. Elle était froide et sèche, sans trace d’humidité. C’est moi. Ma vue se brouille.
Il aurait fallu qu’il dorme un peu mais il n’osait pas perdre la moindre parcelle de temps. Chaque aspiration rapprochait la fin d’une bouffée. Si ses réserves d’air s’épuisaient avant qu’il atteigne Séléné, c’était la mort sans phrase. Il ne pouvait pas se permettre de s’endormir, même s’il courait le risque de fracasser le tracteur contre les rochers ou de tomber dans un cratère.
Il poursuivit sa route. Groggy, la bouche aussi sèche et racornie que la plaine aride qui le cernait de toutes parts, les yeux larmoyants et brûlants, si fatigué qu’il ne tenait que par la force de sa volonté. Chaque mouvement, chaque contraction des muscles, chaque flexion des bras ou des jambes lui était une torture.
Tant mieux. La douleur est une bonne chose. Elle te tient éveillé. Vivant.
Il ferma les yeux l’espace de ce qui lui sembla être une seconde. Quand il les rouvrit, les chenilles crissaient sur les pierres et les débris d’un cratère de bonne taille à l’assaut duquel s’était lancé le tracteur. Lentement, péniblement, David redescendit en marche arrière et, arrivé, en bas, il entreprit de contourner l’entonnoir.
Lorsqu’il fut de l’autre côté et qu’il vit à nouveau l’horizon, son cœur se mit à battre à grands coups dans sa poitrine. Le globe blanc et bleu qui était la Terre flottait dans le ciel, presque au ras de la ligne d’horizon. Jamais David n’avait rien vu d’aussi beau.
Si, il y avait plus beau encore : le petit dôme trapu, de béton, ponctué de fenêtres d’observation, qui se dressait à quelques centaines de mètres à peine, peint de bandes blanches et rouges — les couleurs de la nation lunaire, Séléné.
Après, tout devint nébuleux dans la mémoire de David. Il se rappela que, quand il avait hurlé dans son micro, sa voix lui avait paru étrangement éraillée. Rauque et hystérique. Un panneau s’ouvrit dans le dôme. Plusieurs tracteurs en émergèrent et se dirigèrent vers lui. Il se rappela l’inoubliable fraîcheur de l’air d’une bouteille neuve. Puis ce fut la nuit. Il perdit conscience.
Il ne garda qu’un seul autre souvenir de son sauvetage, le moment où, enfin, à l’abri dans le dôme, on lui retira son casque et où on commença à lui ôter sa combinaison. Quelqu’un s’écria alors :
— Bon Dieu ! Quelle puanteur !
LIVRE III
JUILLET 2008
Population mondiale : 7,27 milliards d’habitants.
POUR DIFFUSION IMMÉDIATE
Messine : Le Gouvernement mondial a fait savoir aujourd’hui que le directeur Emanuel De Paolo a été victime d’une crise cardiaque légère « il y a quelques jours ». Une équipe médicale se relaie à son chevet. La date exacte de cet accident cardiaque n’a pas été révélée.
Le Dr Lorenzo Matriglione, l’une des sommités européennes en matière de cardiologie, a déclaré ce matin, lors d’une conférence de presse convoquée d’urgence, qu’il n’y a pas de raison de s’alarmer outre mesure. « L’état de santé du directeur De Paolo est bon. Il se repose. Nous avons affaire à une insuffisance cardiaque, non à un infarctus. »Parmi les spécialistes mondiaux qui se sont rendus à Messine la semaine passée se trouvait le Dr Michael Rovin de l’école de bionique et de prosthétique médicale du Massachusetts Institute of Technology. « Je n’ai pas le sentiment, a dit le Dr Rovin, que le directeur aura besoin d’un cœur artificiel ni même d’un stimulateur temporaire. »Toutefois, d’autres célébrités du monde médical de réputation internationale ne font pas mystère de leur préoccupation. Le grand âge du chef du Gouvernement mondial est leur principal motif d’inquiétude…
Dépêche
International News , 1er juillet 2008.
Il fallut près d’un mois à David pour repartir de Séléné.
Un mois d’inactivité forcée. Un mois d’attente. Et d’interrogatoires. Et de négociations. Légalement parlant, il était apatride. Et, sur le plan technique, il était un bien meuble, propriété de la Société pour le Développement d’Île Un, et il avait rompu le contrat de travail qui le liait à celle-ci. Mais il demanda à bénéficier du statut de citoyen du monde, nia qu’il eût été compétent selon la définition de la loi quand le contrat avait été signé cinq ans auparavant et sollicita le droit d’asile jusqu’à ce que le Gouvernement mondial lui accorde la citoyenneté qu’il réclamait.
Il passait ses journées à déambuler dans les corridors et les salles communes surpeuplés de Séléné. Au bout de quelques heures, la petite communauté lui sortait déjà par les yeux. Près de cinquante mille personnes s’entassaient au coude à coude dans un espace de quelques kilomètres cubes presque entièrement occupé par des cultures souterraines malingres et d’énormes machines. Tous les endroits se ressemblaient : la grisaille et le surpeuplement. C’était rébarbatif. Mais les Sélénites étaient très fiers de leurs jardins et des immenses étendues de la surface.
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