De Paolo lança au jeune homme un sourire empreint de douceur.
— Cela ne fait rien. Simplement, je… Chaque fois que je regarde les nuages, je me pose la question : sont-ils naturels ou est-ce qu’ils ont été fabriqués par une équipe de manipulateurs météorologiques ?
— Il est impossible de le dire.
— Impossible, oui. Mais il serait important de le savoir. Extrêmement important.
— Assurément, monsieur.
— Ne me passez pas la main dans le dos, Paco, dit-il avec une dureté inhabituelle dans sa voix généralement amène. Une guerre est en cours — une guerre non déclarée, une guerre qui n’ose pas dire son nom mais une guerre quand même. Avec des hommes et des femmes qui sont tués, des enfants qui meurent.
— Je comprends, monsieur.
Mais De Paolo hocha la tête et poursuivit :
— Nous avons empêché la guerre nucléaire. La Troisième Guerre mondiale n’a pas eu lieu grâce aux satellites et aux rebelles de Séléné. Nous avons démantelé la vieille O.N.U., mais nous avons épargné l’holocauste nucléaire au monde. On aurait pu croire que les nations s’en seraient félicitées, qu’elles auraient été reconnaissantes, qu’elles seraient tombées à genoux pour remercier Dieu de les avoir sauvées de l’annihilation !
— Elles ont désarmé…
— Elles ont spectaculairement détruit leurs arsenaux nucléaires, c’est vrai. Parce que nous avons brandi la menace de détraquer le temps si elles ne le faisaient pas, parce que leurs engins ne pouvaient rien contre les missiles à laser des satellites. Parce que nous assurons, nous, la garde de la planète, désormais, et que nous avons fait en sorte qu’il soit impossible d’utiliser les missiles et les bombes atomiques. Mais elles ont appris à manipuler le temps, elles aussi, et cette technique est devenue une arme qu’elles emploient les unes contre les autres. Quelle folie !
— Cela n’a jamais été prouvé, monsieur.
— Bah ! Vous croyez que la sécheresse qui ravage votre pays est d’origine naturelle ?
— C’est une sécheresse particulièrement sévère.
— Et l’hiver qu’a connu l’Amérique du Nord ? Et ce qui s’est passé ce printemps ? Les inondations en Chine ? Tout cela, ce sont des catastrophes naturelles, selon vous ?
— C’est possible.
— Mais improbable. C’est la guerre, je vous dis. La Quatrième Guerre mondiale. Elle se mène avec des armes secrètes, silencieuses, des armes qui s’attaquent à l’environnement. C’est une guerre écologique. On trafique le temps de l’adversaire, on dévaste ses récoltes, on s’en prend à ses nappes phréatiques, on modifie le régime des pluies. La disette tue les hommes aussi sûrement qu’une balle.
— Il faudrait réunir davantage de preuves avant de pouvoir agir.
— Je sais, je sais. Ce qui m’inquiète, ce qui m’empêche de dormir, c’est la forme que revêtira l’étape suivante. Aujourd’hui, on sabote les climats. Vous rendez-vous compte de ce que sera la prochaine offensive d’une guerre écologique ?
Comme le jeune homme gardait le silence, De Paolo répondit lui-même à sa question :
— Les épidémies. La guerre biologique. Des virus, des bactéries, des maladies nouvelles créées en laboratoire et contre lesquelles il n’existe pas de traitements. Cela approche ! Je le sais ! Je sais comment fonctionne leur pensée, je sais comment ils agissent. Il faut les arrêter, il faut empêcher cela.
— Mais comment ?
Le directeur soupira.
— Si je connaissais la réponse, croyez-vous que je passerais mes journées à regarder les nuages ?
Le secrétaire faillit sourire. Mais cela n’aurait pas été poli. Un aide de camp ne sourit pas devant son supérieur sans y avoir été invité — même s’il est enchanté de constater que le supérieur en question n’est pas en train de devenir gâteux, après tout.
Il ouvrit la porte de la salle de conférence et De Paolo entra dans celle-ci. Les six hommes d’un certain âge qui s’y trouvaient déjà se levèrent. Le directeur leur adressa un sourire de pure forme et leur fit signe de se rasseoir. Lui-même prit place dans le confortable fauteuil de cuir au haut bout de la table d’ébène vernie tandis que son secrétaire s’installait discrètement derrière lui sur une chaise de plastique moulé. L’un des sièges entourant la table oblongue était inoccupé.
— Le colonel a été appelé il y a une minute, expliqua Jamil al-Hachémi, le représentant du Moyen-Orient. Un coup de téléphone urgent de Buenos Aires.
— Je parie que ce sont les révolutionnaires d ’El Libertador qui font encore parler d’eux, dit Williams, le délégué nord-américain.
Il était le plus jeune — et le plus beau — des six hommes. Sa peau était couleur chocolat au lait.
— J’espère qu’il ne sera pas trop long, fit le directeur.
— Gardons-nous de tout optimisme exagéré, répliqua le représentant russe, Malekoff, dans un irréprochable International English. Il est bien rare que ce bon colonel soit bref quand il est en conversation.
Les autres sourirent poliment.
Tandis qu’ils échangeaient d’insignifiantes plaisanteries en attendant Ruiz, De Paolo se prit à songer : Comme ils sont semblables et, en même temps, différents ! C’est le nouvel internationalisme avec toutes ses colorations paradoxales.
Chacun d’eux venait d’une autre partie du monde : l’Arabe à la peau tabac, le Chinois bistré, l’Africain noir, le Russe au poil roux, le blond Danois et l’Américain à l’épiderme foncé. Mais tous portaient le même costume gris à la coupe sobre. La couleur de leurs vêtements était plus uniforme que celle de leur épiderme. Et c’étaient tous des hommes. Nous n’admettons toujours pas que des femmes puissent accéder au Conseil exécutif. Ce serait trop cruel.
— J’ai bien peur, dit De Paolo au bout de quelques minutes, qu’il ne nous faille commencer en l’absence du colonel Ruiz.
Le brouhaha des conversations cessa et les six représentants se tournèrent vers le directeur, l’air attentif et intrigué.
— J’ai convoqué cette réunion extraordinaire du conseil exécutif pour m’entretenir personnellement avec vous des résultats de vos investigations concernant d’éventuelles manipulations météorologiques illégales et clandestines. Qu’est-ce que vos services de renseignements respectifs ont découvert ?
Les six hommes se regardèrent et De Paolo eut l’impression de six petits garçons interloqués par une question épineuse posée par un vieux maître d’école autoritaire.
Ce fut Chiu Chan Liu qui prit le premier la parole. Son visage lunaire ne révélait rien de ses émotions profondes :
— Compte tenu de la guerre civile qui déchire actuellement mon pays, il ne nous a pas été possible d’enquêter sur ces modifications climatiques illicites. Je puis toutefois préciser que mon gouvernement n’est pas impliqué dans une telle action de sabotage bien qu’il en souffre gravement. La récolte de riz a été inférieure de quarante pour cent aux prévisions. Quarante pour cent !
— Pensez-vous que ces altérations de votre climat puissent être imputées aux Taïwanais ?
C’était Victor Andersen, le Danois, qui avait posé la question. Les lunettes qu’il portait n’étaient pas pour la vue ; elles servaient à dissimuler ses prothèses auditives.
— Non, répondit Chiu en agitant la main. Non, ils ne possèdent pas la technologie adéquate. Nos scientifiques demeurent loyaux envers le gouvernement central. Les Taïwanais n’ont ni le personnel ni les équipements nécessaires pour produire des modifications du temps sur grande échelle.
— C’est absolument vrai, murmura Jamil al-Hachémi.
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