C’était l’aristocrate du groupe, un cheik aux traits hautains, descendant du fils du Prophète.
— Mais ils pourraient acheter le matériel dont ils auraient besoin, répliqua Malekoff. Les multinationales n’hésitent pas à vendre de la technologie militaire au plus offrant. Peut-être vendent-elles aussi de la technologie météo.
— Non, laissa laconiquement tomber al-Hachémi.
— Pouvez-vous vous porter garant pour toutes les firmes multinationales ? lui demanda Malekoff dont un sourire railleur retroussait les lèvres minces.
— Je peux parler avec assurance en ce qui concerne les holdings de mon groupe et je me suis informé sur les opérations des autres grands consortiums. Les administrateurs de ces entreprises sont parfaitement conscients que les manipulations climatiques sont non seulement illégales mais qu’elles sont, en outre, sans intérêt en tant qu’arme stratégique. C’est mauvais pour le commerce, cela nuit aux bénéfices.
Malekoff émit un grognement qui était peut-être un ricanement.
— Ainsi, les capitalistes renoncent au sabotage météo pour des raisons morales. Pour eux, tout ce qui porte atteinte au profit est un péché mortel !
— Mais ce n’est pas le cas pour les communistes, riposta al-Hachémi d’une voix égale. Détériorer le climat de la planète serait dans le droit fil des théories marxistes-léninistes, n’est-il pas vrai ?
— Absolument pas ! lança avec hargne Malekoff dont le visage s’était subitement empourpré.
— Cessez de vous quereller, les morigéna De Paolo.
Il n’avait pas haussé le ton mais son intervention suffit pour mettre un terme à la dispute naissante.
— Dois-je comprendre, enchaîna-t-il, qu’aucun d’entre vous n’a trouvé le moindre indice d’agissements illégaux visant à perturber le temps ?
Kowié Bowéto, le représentant africain, se pencha en faisant saillir ses puissantes épaules :
— Ce sont les consortiums — les grosses multinationales. Elles ne vendent pas la technologie climatique aux nations : elles l’utilisent directement à leurs propres fins. Ce sont elles qui font la guerre… qui la font contre nous ! Contre le Gouvernement mondial !
Les yeux d’Andersen clignèrent derrière ses verres.
— C’est une accusation gratuite.
— Et bien dangereuse si vous insinuez que j’ai menti, renchérit al-Hachémi.
— Non, pas du tout, fit Bowéto sur un ton conciliant. Mais vos pairs, les hommes qui constituent avec vous votre directoire, savent que vous êtes membre du conseil exécutif du Gouvernement mondial. Croyez-vous qu’ils vous disent toute la vérité ?
— Je me suis livré à une enquête approfondie.
La voix d’al-Hachémi était d’autant plus menaçante que son timbre était sourd.
— Ils ont les moyens de bloquer n’importe quelle enquête. Il n’est pas difficile de cacher une équipe de manipulation climatique dans une région reculée et isolée. Il suffit de quelques hommes, d’un peu de matériel très léger et d’un ordinateur.
— Mais pourquoi les consortiums feraient-ils une chose pareille ? objecta De Paolo. Il semble peu vraisemblable…
Bowéto le coupa :
— Parce qu’ils se sont mis en tête de détruire le Gouvernement mondial ! Ou, tout au moins, de nous rendre impotents. Ils veulent être les maîtres de la planète et, si nous les laissons faire, ils ont toute la puissance et tous les capitaux qu’il faut pour parvenir à leurs fins.
— Je ne peux pas croire une chose pareille.
Les poings noirs et massifs de Bowéto se nouèrent.
— Pourquoi les consortiums n’autorisent-ils pas nos représentants à se rendre sur Île Un ? Ils contrôlent totalement l’énergie que nous recevons des satellites solaires. Ce sont eux qui les ont construits, ce sont eux qui les font fonctionner, ce sont eux qui décident qui bénéficiera de cette énergie et à quel prix. Nous sommes pris à la gorge. Sommes-nous le Gouvernement mondial ou une poignée de vieux radoteurs débiles ?
Les yeux d’al-Hachémi fulminaient, ses lèvres blêmes n’étaient plus qu’un fil. Mais Williams sourit à l’Africain :
— Allons, frère, pas si vite ! Moi aussi, je m’interroge avec inquiétude sur les consortiums. Mais, ils ont construit Île Un — pas nous. Ils construisent des satellites solaires — pas nous. Ils exercent leurs droits légaux et légitimes de propriétaires. Ce sont des entreprises privées.
— Et ils vendent aux États-Unis de l’énergie à un prix que vous pouvez vous permettre de payer, murmura Chiu.
— Île Un n’est pas de ce monde. (C’était la première fois que ses collègues entendaient Andersen dire quelque chose qui pouvait presque passer pour un bon mot.) Je vois mal comment nous pourrions la placer sous notre juridiction par décret.
— Ils contrôlent totalement notre énergie, répéta Bowéto. Et qui sait ce qu’ils fabriquent d’autre, là-haut, où nous ne pouvons pas les surveiller ? Il y a des laboratoires de biologie ultra-perfectionnés sur Île Un. Comment pouvons-nous être sûrs qu’ils ne sont pas en train de créer des virus mutants dans la perspective d’une guerre bactériologique ?
— Croyez-vous vraiment qu’Île Un puisse être un centre de développement d’armes biologiques ? D’armes écologiques ? s’exclama De Paolo.
— Comment le savoir ? Ils peuvent faire ce qui leur chante à l’abri des regards indiscrets.
Williams opina.
— Il y a cette vieille histoire… le bébé-éprouvette qu’ils auraient fait naître…
— Nous ne pouvons pas nous fonder sur des rumeurs et sur des craintes, protesta Andersen.
Le regard de De Paolo fit le tour de la table.
— Existe-t-il des preuves, quelles qu’elles soient, à l’appui de ces présomptions ?
— Notre directoire s’est fixé pour règle de maintenir Île Un en dehors de toute politique, dit lentement le cheik. C’est la raison pour laquelle nous refusons tout droit de visite aux agences gouvernementales.
— Mais compte tenu des soupçons que cette attitude provoque…
— Je verrai ce que l’on pourra faire.
— Très bien, murmura De Paolo.
Et pendant qu’il tergiversera, il faudra que nous trouvions un autre moyen de prendre pied sur la colonie. Il faudra que nos services de renseignements dénichent un espion capable, quelqu’un de confiance, songea-t-il.
Williams intervint à nouveau :
— J’aimerais soulever une autre question. Un problème dont je sais que le colonel Ruiz voulait parler.
— El Libertador ? demanda Malekoff.
L’Américain plissa le front.
— Il vous cause des ennuis en Russie ?
Malekoff haussa les épaules.
— Même au paradis des travailleurs, il y a des jeunes égarés qui trouvent que semer le trouble est très romantique. Nous avons enregistré quelques incidents… rien de sérieux, des actes de sabotage dérisoires.
De Paolo écoutait. Bien qu’il y eût près d’une génération qu’il n’avait pas revu son Brésil natal, il ne cessait d’entendre parler d ’El Libertador, un chef charismatique, un bandit, un révolutionnaire hors la loi qui avait levé l’étendard de la révolte contre l’autoritarisme et l’uniformité dont le Gouvernement mondial avait imposé la morne grisaille.
— Comme si l’espace ne suffisait pas, dit-il doucement. Voilà maintenant que nous avons à faire face à des menées souterraines !
Personne ne rit.
— El Libertador n’est pas un sujet de plaisanterie, ce n’est pas un vulgaire Robin des Bois insaisissable qui se cache dans la montagne, protesta Williams qui s’embrouillait dans ses métaphores. Les guérilleros urbains eux-mêmes — le Front révolutionnaire des peuples — le considèrent comme une sorte de chef spirituel.
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