— C’est que, comprends-tu, je suis encore un élément très important pour le progrès scientifique. Et un élément… sur pied. Ils continuent de m’étudier pour voir ce qu’a donné leur travail. Il leur est nécessaire de me suivre jusqu’à ce que j’atteigne ma maturité complète afin de savoir…
— Pour ça, tu n’as pas de souci à te faire ! l’interrompit-elle en lui tapotant la cuisse. En ce qui concerne ta maturité, je peux, en tout cas, apporter mon témoignage. Je suis bien placée pour ça.
David se mit à rire.
— Oui, mais il y a d’autres complications. Sur la Terre, je n’ai pas de statut légal. Je ne suis citoyen d’aucun pays. Je ne suis inscrit nulle part, je n’ai jamais payé d’impôts…
— Tu peux devenir citoyen du Gouvernement mondial, répliqua fermement Evelyn. Il suffit de signer une demande.
— C’est vrai ?
— Dame !
Il essaya de s’imaginer sur la Terre, à Messine, la capitale du Gouvernement mondial.
— Peut-être, mais quand les médias auront découvert qui je suis, on me regardera comme un monstre.
Ce ne fut qu’après un interminable silence qu’Evelyn chuchota d’une voix presque inaudible :
— C’est exact.
Papa est rentré de Minneapolis cet après-midi avec les papiers signés. Maintenant, c’est la compagnie d’électricité qui est propriétaire de la ferme. Au lieu de donner du blé, la terre verra pousser des antennes qui capteront l’énergie provenant de l’espace.
Maman a pleuré malgré tous ses efforts pour retenir ses larmes. Mais après le temps invraisemblable qu’on a eu pendant tout le printemps, papa n’avait plus guère de solution. Il nous l’a bien souvent expliqué. Je crois d’ailleurs qu’il le faisait pour que maman lui pardonne. Ce n’est pas qu’elle lui en veuille, non, mais… quoi ! la ferme appartient à la famille depuis six générations et maintenant elle va tomber entre les mains d’étrangers, d’une compagnie qui n’utilisera même pas la terre pour ce à quoi elle doit servir — faire pousser des plantes.
Il continue de pleuvoir. Cela dure depuis huit jours de rang. Même si on avait fait les semailles, tout aurait été emporté à l’heure qu’il est. Pas étonnant que les banques n’aient pas lâché un fifrelin ! Il était notoire que la compagnie avait des visées sur nos terres — et celles des voisins — et cela ne les a pas incitées à venir à notre aide.
Ce n’est pas vrai, cette pluie ! Ça dégringole sans discontinuer. Je n’avais encore jamais vu ça. Et maman et papa… la pluie les a liquéfiés, eux aussi. Ils n’ont plus de couleurs, plus de vie. Elle a tout emporté, tout délité.
Journal intime de William Palmquist.
Blanche et calcinée, l’antique cité de Messine somnolait sous l’implacable soleil de Sicile. Le vert intense des oliveraies cernait encore la ville et la Méditerranée miroitait, bleue comme ce n’était pas possible. De l’autre côté du détroit se silhouettaient les collines brunes et trapues de la Calabre, misérables, usées comme les épaules des paysans déguenillés de la région.
La Nouvelle-Messine dominant la vieille ville était, elle aussi, d’une blancheur éblouissante mais ses tours étaient faites de plastique, de verre et d’acier étincelant. Elles se dressaient, hautes et altières, monuments à la gloire du jeune Gouvernement mondial, à l’écart de l’ancienne bourgade épuisée, croupissant dans la misère. Là, pas de mendiants dans les rues, pas d’enfants crasseux sous-alimentés au ventre gonflé errant dans ses larges avenues.
Les tours du siège du Gouvernement mondial étaient reliées entre elles par des passerelles encloses dans des parois de verre. Jamais les hommes et les femmes qui y travaillaient n’avaient à exposer leur épiderme au brasier du soleil sicilien. Jamais ils ne sentaient la caresse de la brise de la Méditerranée, jamais ils ne cherchaient l’ombre providentielle d’un auvent, jamais ils n’affrontaient la poussière des ruelles tortueuses, jamais ils ne respiraient l’odeur contaminée de la pauvreté et de la maladie.
Emanuel De Paolo, debout devant la fenêtre de son bureau au dernier étage de la plus haute tour du complexe du Gouvernement mondial, contemplait les toits de tuiles des maisons humbles et basses de la vieille Messine. Au premier abord, il ne paraissait guère différent des vieillards silencieux, au regard amer, perpétuellement assis devant les porches et dans les cantinas de la vieille cité. Il avait le teint basané, ses cheveux qui s’éclaircissaient étaient d’un blanc de neige et ses yeux charbonneux aussi méfiants que ceux du premier paysan venu.
Mais il n’avait pas les traits lourds et épais du Sicilien de souche. L’ossature de son visage était fine, presque délicate. Il était fluet et d’apparence fragile. Mais ses prunelles de braise flamboyaient comme un feu vivant et l’amertume qu’on lisait dans son regard traduisait la lassitude d’un homme qui, depuis plus de quarante ans, assistait aux luttes que menaient ses semblables pour le pouvoir, à leurs trahisons, à leur cupidité.
Emanuel De Paolo avait jadis été secrétaire général des Nations Unies. Quand le Gouvernement mondial avait été instauré sur les ruines de l’O.N.U., il en était devenu le principal administrateur. Il portait le titre de directeur. Le monde l’appelait dictateur. Mais il n’était pas dupe. Il savait qu’il n’était ni un directeur ni un dictateur. Il gouvernait. Il se battait. Il survivait.
Son secrétaire, un jeune étudiant en droit éthiopien, entra sans bruit et s’immobilisa sur le seuil du bureau, attendant qu’il remarque sa présence, fronçant les sourcils avec inquiétude. Qu’est-ce que le directeur regardait donc par la fenêtre ? Cette vieille ville puante avec ses mouches, ses mendiants et ses lupanars ? La mer ? Les montagnes ? Cela lui arrivait de plus en plus souvent, maintenant. Il n’avait plus toute sa tête. Il était vrai que le directeur avait déjà fêté son quatre-vingt-troisième anniversaire. Il y avait de longues années qu’il portait le fardeau du monde sur ses épaules. Il ferait mieux de dételer et de remettre ses responsabilités à des hommes plus jeunes.
— Monsieur…, commença le secrétaire à mi-voix.
De Paolo se retourna imperceptiblement comme s’il sortait avec difficulté d’un rêve.
— Monsieur, la conférence va commencer.
Le directeur acquiesça.
— Oui. Oui.
— La salle est prête. Ces messieurs sont arrivés.
— Parfait.
Le jeune Éthiopien traversa d’un pas raide le vaste bureau recouvert de moquette et fit halte devant le placard aménagé dans le mur opposé.
— Quels vêtements mettrez-vous, monsieur ?
— Aucune importance, répondit De Paolo en haussant ses frêles épaules. Ce ne sera pas ma garde-robe qui les impressionnera.
Le secrétaire plissa les lèvres et examina le directeur. De Paolo portait comme d’habitude une chemise à col ouvert et un pantalon confortable. La chemise était d’or pâle, le pantalon bleu foncé : ses couleurs favorites. Pas de bijou en dehors du médaillon aztèque en argent, presque invisible sous son col, cadeau que, voici bien longtemps, lui avait fait le peuple mexicain. Le secrétaire choisit un léger cardigan bleu et aida le vieil homme à l’enfiler.
— Je regardais les nuages, dit De Paolo en se laissant faire passivement. On les voit se former au-dessus des montagnes. Puis ils s’obscurcissent et ils éclatent en pluie. Les avez-vous déjà observés ?
— Non, monsieur, jamais.
— Vous n’avez pas le temps, c’est ça ? Je vous donne trop de travail.
— Non ! Ce n’est pas ce que je voulais dire…
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