Le vent tomba pendant quelques instants avant de renaître, et la voilure kaki se souleva sous l’action de l’air. En quelques secondes, la coupole se gonfla devant leurs yeux, tendant les suspentes fixées au sommet de la capsule. Pelio sursauta en apercevant par l’étroit hublot l’immense disque kaki et comprit finalement grâce à quel prodige ils allaient pouvoir voler. Mais la force du vent restait insuffisante pour déployer complètement le parachute, dont le bord inférieur reposait toujours sur le sol. Bre’en devait y mettre de la mauvaise volonté, mais Leg-Wot ne fit aucune réflexion : ils se briseraient le cou s’ils ne décollaient pas prudemment. « Encore », se contenta-t-elle de dire à leur otage.
Le vent se changeait en un véritable ouragan au mugissement rythmé à mesure que l’Homme des Neiges téléportait des bouffées d’air toujours plus nombreuses à l’intérieur de la coupole. Les suspentes claquaient sous la tension irrégulière qu’elles subissaient, et la capsule rebondit brutalement avec un mouvement d’oscillation. Quelque chose — un bloc de pierre ? — heurta la coque et les projeta à un demi-mètre au-dessus du sol. La tempête déchaînée par Bre’en les traînait entre les rochers déchiquetés environnant le marécage. Hormis Yoninne et Bre’en, qui s’étaient attachés, tous les passagers se carambolaient et la cabine présentait l’aspect d’un chaos de pieds et de mains jaillissant dans tous les sens. Leg-Wot tira en vain de toutes ses forces sur la commande de contrôle de l’assiette. « Prenez de l’altitude, sinon nous allons tous y passer », cria-t-elle à l’Homme des Neiges. « Allez chercher l’air un peu plus à l’ouest », ajouta-t-elle en lui donnant un coup dans le côté. Bre’en dut s’exécuter, car le parachute s’éleva de vingt degrés et, après une dernière collision qui mit leurs os à rude épreuve, la capsule quitta le sol. Le vacarme s’atténua subitement, bien que leur impulsion résultât toujours de la tempête créée par Bre’en. Quand Leg-Wot passa la tête par l’écoutille, elle vit les buissons et les rochers défiler à deux mètres en contrebas. S’ils avaient à présent la malchance de heurter un obstacle quelconque, la coque volerait en éclats. Elle manipula le levier d’orientation du parachute pour tenter d’en diriger la traction. Les commandes manuelles de l’engin étaient parfaitement conçues et l’angle ascensionnel atteignit bientôt quarante-cinq degrés. Mais leur vol restait saccadé et lui rappelait l’antique appareil à réaction que son père lui avait un jour laissé piloter. Elle tenait cependant la situation bien en main et la distance augmentait entre le sol et eux.
La poussée devint plus irrégulière et Bre’en se mit à haleter dans son fauteuil de sangles. Leg-Wot lui toucha le bras. « Reposez-vous un instant. »
L’autre acquiesça sans lever les yeux, et la tempête qui hurlait autour de la capsule diminua d’intensité. Yoninne ouvrit le panneau et regarda défiler la terre au-dessous d’eux. L’altimètre de la capsule indiquait qu’ils avaient atteint une hauteur de deux mille cinq cents mètres. Elle le croyait sans peine : le sol semblait lisse et presque velouté — et le soleil rasant allongeait les ombres bleues sur les collines ocre. Compte tenu de leur vitesse de chute actuelle — environ huit mètres à la seconde — Bre’en disposait de près d’une minute pour se détendre.
Derrière eux, un anneau vert foncé se détachait au milieu du désert ; elle reconnut l’oasis à l’atmosphère délétère qu’ils venaient de quitter. Mais le marécage avait cessé d’être vide ! Une nef de forme ovoïde venait de se matérialiser en plein centre. Elle crut même distinguer de minuscules silhouettes, debout parmi les broussailles de la rive.
Pelio se pencha par-dessus l’épaule de Bre’en afin de regarder au-dehors. Il contempla d’abord le spectacle en silence, puis éclata de rire. « Nous sommes trop haut. Ces imbéciles nous voient, mais ils ne peuvent pas nous sonder. Sauvés ! Nous sommes sauvés ! » Il parut brusquement se rendre compte de la distance qui les séparait du sol et, avec un frisson, s’écarta prudemment de l’ouverture.
Mille mètres. « Une nouvelle poussée, Bre’en. »
L’Homme des Neiges ouvrit les yeux et regarda par le panneau d’un air hébété. Yoninne se demanda s’il n’allait pas se mettre à hurler. S’étant aperçu que leur chute restait relativement lente, Bre’en se concentra afin d’obéir à l’ordre de Leg-Wot. Une rafale d’explosions produites par de l’air à haute vélocité retentit une fois de plus au-dessus de leurs têtes et le parachute s’inclina vers l’occident au moment où le vent s’engouffrait sous la voilure. Yoninne évalua leur vitesse à plus de soixante mètres à la seconde ; à condition de manœuvrer correctement les commandes du parachute, la force développée profiterait entièrement à leur ascension.
Au bout d’une minute, Leg-Wot fit un signe à l’Homme des Neiges, qui relâcha immédiatement son effort. Un calme relatif s’établit aussitôt à l’intérieur de la cabine. L’altimètre marquait quatre mille mètres. Pas mal ; même avec tout ce lest, nous nous en tirons plutôt bien. L’oasis abandonnée s’estompait au loin dans la clarté matinale. Pour le moment, ils n’avaient plus à s’occuper que de la capsule.
Yoninne orienta le parachute de manière à faciliter au maximum sa dérive en direction de l’occident et se mit à observer ses compagnons. Bre’en s’était enfoncé dans son siège, les yeux clos et l’air à demi inconscient. Tassés l’un contre l’autre du côté gauche de l’habitacle, Pelio et Ajao ne donnaient pas l’impression de trop souffrir de cet inconvénient. Quant à Samadhom, il était confortablement couché en travers de leurs girons, sa grosse tête reposant sur les genoux de Pelio. Il la penchait de côté à intervalles réguliers, et un faible mip s’exhalait de son museau caché à la vue. Pauvre vieux ! S’il s’était agi d’un être humain, elle aurait dit qu’il commençait à délirer.
Pour peu que Sam perdît connaissance, la fortune risquait de changer de camp, car Bre’en serait alors en mesure de se débarrasser d’eux. Il ne resterait plus ensuite à l’Homme des Neiges qu’à téléporter la capsule en sens inverse, jusqu’à l’oasis qu’ils venaient de quitter, où il recouvrerait la liberté. Cette vision de la situation n’était pourtant pas tout à fait exacte. Ils progressaient actuellement à plusieurs kilomètres d’altitude — et on ne pouvait négliger les effets qu’impliquait une pareille altitude : à moins que Bre’en ne disposât d’une masse substitutive téléportable, il périrait victime de la température en se téléportant de si haut. Mais l’obstacle n’était pas totalement insurmontable : eux une fois morts, Bre’en n’aurait plus qu’à attendre, pour « sauter », que le parachute eût amené la capsule à une altitude convenable.
Mais Bre’en en avait-il conscience ? Comprenait-il réellement l’utilité du parachute ? Yoninne parviendrait peut-être à le convaincre que, sans son concours, la capsule ne ferait que tomber comme une pierre. Sa main glissa en arrière afin de saisir l’accélérateur de chute suspendu à droite de son siège, hors de la vue de Bre’en.
Bre’en sortit de sa torpeur quelques instants plus tard. Après lui avoir jeté un rapide coup d’œil, Yoninne affecta de se concentrer sur le levier qu’elle manœuvrait de la main gauche. « Je veux vous montrer quelque chose, Bre’en. Vous verrez que vous n’êtes pas la seule personne nécessaire pour nous maintenir en l’air. » Elle attendit que l’interpellé lui eût accordé son attention pour écarter sa main gauche du levier, tout en se servant subrepticement de la droite pour tirer d’un coup sec l’accélérateur de chute, provoquant, dans le dôme kaki qui se balançait quelque part au-dessus d’eux, l’ouverture de dizaines de minuscules volets. Sa descente échappant à tout contrôle, la capsule se précipita en chute libre à la rencontre du désert.
Читать дальше