Elle fut interrompue dans sa contemplation du paysage environnant par la brutale apparition à la surface du lac d’un de leurs poursuivants. Le groupe de leurs indésirables accompagnateurs comptait à présent plus d’une vingtaine d’unités ; Dieu seul savait quelles forces supplémentaires avaient été déployées sur les lacs situés en amont et en aval ! Or la situation était toujours sans issue : face aux Hommes des Neiges forts de leur armée, les Profanes tenaient à leur merci le souverain du royaume.
Entre les deux lacs suivants, le soleil glissa subitement derrière l’horizon. À mesure que s’assombrissait le crépuscule, l’atmosphère se réchauffait progressivement. Les Profanes éteignirent le petit poêle de la nef et, après avoir couvert encore quelques lieues en direction du nord, ils se débarrassèrent de leurs épais vêtements. Tandis que Yoninne braquait le maser faussement meurtrier sur Bre’en et Tru’ud, Pelio relâcha les liens des deux hommes afin qu’ils puissent ôter leurs parkas et leurs doubles jambières.
Leg-Wot faillit prendre en pitié les deux prisonniers, restés ligotés depuis si longtemps. Tru’ud se contorsionnait péniblement après chaque saut et à Bre’en, qui donnait des signes de fatigue, Pelio au moins accordait un plus long temps de repos entre deux bonds.
Ils progressèrent pendant plus d’une heure dans l’obscurité, à la seule lueur des étoiles et des feux de camp de la rive, qui leur permettaient tout juste de deviner la présence de leur inquiétante escorte. Puis, comme par caprice, un demi-jour se leva de nouveau à l’orient : l’itinéraire qu’ils suivaient leur avait fait quitter le jour perpétuel de l’antarctique et franchir les limites d’un étroit fuseau où régnait la nuit des basses latitudes, mais le soleil était à présent sur le point de resurgir.
La contrée révélée par cette clarté neuve semblait très différente de tout ce qu’ils avaient vu auparavant. Tentes et bétail avaient disparu ; s’y était substituée une étendue désertique, sèche et rocailleuse. Les bâtiments entourant le lac paraissaient lisses et de forme presque fuselée : peut-être étaient-ils construits en adobe. Une brousse étique croissait le long du rivage, sur lequel des hommes à la peau sombre les regardaient en silence.
« Ces gens à terre appartiennent au Peuple du Désert, dit Pelio. Nous venons de pénétrer sur leur territoire — mais cela ne changera pas grand-chose pour nous. Partout où les possessions du Royaume de l’Été sont contiguës au désert, ces hommes nous harcèlent. Leurs seigneurs sont tous des alliés du Roi des Neiges et le danger ne sera pas diminué. Tout ce que nous pouvons espérer, c’est que l’armée de Tru’ud se trouve retardée par la nécessité de coordonner l’action de tous ces seigneurs de la guerre. Je crois… »
Yoninne n’avait pas le regard fixé sur Tru’ud quand celui-ci passa à l’action, et la confusion régna pendant un moment. L’Homme des Neiges s’élança sur le pont exigu de la nef, ses liens flottant derrière lui. Il se jeta par la coupée et resta un instant suspendu dans le vide, son énorme ventre coincé dans l’ouverture. Avant que Pelio eût pu le rejoindre, Tru’ud, qui avait réussi à se dégager, tomba lourdement à l’eau.
Yoninne fit volte-face en direction de Bre’en et braqua le maser sur lui. « Les mains en l’air ! » Le diplomate s’était brusquement retourné sur son siège, les mains encore tendues vers un rivet en argent discrètement placé sur une courroie de son harnais. Bon Dieu, un système d’ouverture automatique ! Les contorsions auxquelles s’était livré Tru’ud avaient donc un sens. « Si tu ne lèves pas les bras, tu grilles ! » s’écria Yoninne, et les mains de Bre’en s’écartèrent lentement du bouton de commande. Derrière eux, Samadhom poussait des mip anxieux.
Pelio se pencha afin de scruter la profondeur de l’eau sombre, puis il referma brutalement le panneau et ajusta son harnais. « Sors-nous de là, Bre’en, immédiatement ! »
L’Homme des Neiges dut lire une intention homicide dans le regard du prince, car il se mit aussitôt en devoir d’obéir.
Pelio n’y prêta aucune attention. « Tru’ud a dû être téléporté dans une autre partie du lac de transit dès qu’il a touché l’eau. Nous n’aurions aucune chance de le repêcher. À présent, la situation va devenir sérieuse. D’ici quelques minutes, l’armée se sera aperçue que le roi s’est enfui — et je doute que la présence de Bre’en nous soit d’un grand secours. Tu entends, Bre’en ? Si tu ne veux pas mourir avec nous, tu as intérêt à distancer les autres nefs. »
Bre’en resta silencieux quelques instants, tandis que, sur le lac visible à travers les hublots, les nefs royales se rassemblaient. Puis il finit par dire : « Vous avez sans doute raison, prince Pelio. Vos crimes sont si graves que mon roi est prêt à tout pour vous châtier. » Il tourna ses regards vers Yoninne et Ajao. « Mais, vous deux, vous n’êtes que des complices. Et nous avons autant besoin de vous qu’auparavant. Ne comprenez-vous pas que cette situation vous garantit la vie sauve ? C’est vous qui détenez les armes : donnez donc une leçon à ce gamin. Rendez-vous. »
Pelio se retourna pour observer Yoninne, mais resta muet. Il est probable que les promesses de Bre’en ne sont que des mensonges, se dit Leg-Wot, mais avons-nous le choix… ? « Non ! » fit-elle brutalement, sans même s’assurer si Bjault était d’accord. Elle n’allait pas sacrifier Pelio une fois de plus. « Contentez-vous de téléporter cette nef vers le nord, Homme des Neiges. »
Bre’en lui lança un coup d’œil furieux, mais s’exécuta. Le lac suivant ressemblait beaucoup à celui qu’ils venaient de quitter — une oasis au cœur du désert crépusculaire. Quelques secondes plus tard, les nefs royales heurtaient l’eau dans leurs parages. Pelio la regarda de cette façon qui lui avait tant manqué depuis leur départ de Grechper. « Qu’est-ce que nous allons faire, Ionina ? Les seuls endroits où Bre’en pourrait nous conduire sont sous le contrôle de Tru’ud. Où que nous allions, ils nous couleront. »
Avant qu’elle eût pu répondre, le silence matinal fut rompu par un violent craquement de la coque provenant de tribord. Le coup de tonnerre reflua dans le ciel depuis son point d’impact, tandis que des éclats de bois tombaient à l’intérieur de la nef et que Samadhom se mettait à gémir de douleur. Yoninne tourna la tête vers la gauche : on eût dit qu’un objet contondant venait de heurter le haut de la coque et de pénétrer dans le bois en y ouvrant une brèche de forme irrégulière. À travers les débris de quartz et l’enchevêtrement des poutres, elle aperçut les nefs royales posées sur l’eau à une trentaine de mètres de distance. Les Hommes des Neiges téléportaient de l’air depuis l’autre face de la planète, à une vitesse atteignant plusieurs centaines de mètres à la seconde. En l’espace de deux secondes, les attaquants frappèrent encore trois fois, fracassant la coque jusqu’à la ligne de flottaison. D’un saut, Bre’en mit leur nef hors de portée de ces tirs et le calme matutinal régna de nouveau.
Samadhom ! Leg-Wot tendit le cou pour observer l’ours de plus près. Un éclat de bois de dix centimètres de long dépassait du dos velu de l’animal, dont la fourrure rougissait graduellement. Ses yeux vert foncé montraient leur large cornée blanche tandis qu’il essayait de lécher la plaie. Il ne pouvait pourtant pas être grièvement blessé, sinon Bre’en se fût déjà débarrassé d’eux. Elle cherchait à défaire les attaches de son harnais dans l’intention d’écarter Sam des bordages effondrés quand cinq nefs royales heurtèrent les eaux sombres de leur havre.
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