Deux gerbes d’eau — accompagnées d’un coup de tonnerre caractéristique — jaillirent de la surface du lac. L’ennemi régla sa hausse et les traits pneumatiques à haute vélocité touchèrent la coque de plein fouet, l’endommageant de plus belle. « Ils nous ménagent ! » cria Bre’en au milieu du vacarme. Ses manières onctueuses étaient loin : il paraissait hagard et terrifié. « Ils pourraient très bien projeter de l’eau ou des rochers.
— Allez-y, bon Dieu, allez-y ! » s’écria Leg-Wot dans sa langue natale, mais l’autre comprit parfaitement le sens de ses paroles. La nef bondit et Leg-Wot se sentit lancée en l’air contre les courroies de sécurité : ils avaient sauté en direction de l’est, non du nord. Ils n’allaient plus nulle part, se bornant seulement à éviter leurs ennemis. En vain, car le nouveau lac était déjà occupé. Les chocs se multipliaient et leur nef donnait de la bande du côté où des trous béaient au niveau de la ligne de flottaison.
« Nous sommes cernés », cria Pelio à la cantonade. « Sur des lieues et des lieues, tous les lacs de transit doivent fourmiller de nefs. Où que nous allions, ils nous tiennent à leur merci. »
Crac ! Des morceaux de bois arrachés au pont volèrent de tous côtés et la nef s’enfonça en biais dans l’eau. Le cercle des nefs ennemies se resserrait à présent, comme s’il se fût agi d’une manœuvre délicate qui réclamait d’être exécutée par étapes ; l’adversaire devait tenir à sauver Bre’en. Elle vit les mains de l’Homme des Neiges se diriger vers la commande d’ouverture automatique de son harnais et agita le maser dans sa direction. S’il réussissait à s’évader, les scrupules de l’ennemi n’auraient plus de raison d’être.
Mais la précarité de leur situation n’était pas un motif suffisant pour que le vieux Bjault se dispensât de poser une de ces questions stupides dont il avait le secret. « Vous disiez bien que vous avez sondé cette partie de la planète quand vous étiez soldat ? » demanda-t-il à Bre’en. Leg-Wot ne savait si elle devait se mettre à rire ou à jurer : Bjault était-il à ce point absent que l’éventualité de leur fin prochaine lui échappât totalement ?
Bre’en se contenta d’un vague grommellement en guise de réponse. « Dans ce cas, continua Ajao, vous avez dû sonder des lieux nettement moins étendus qu’un lac de transit ? Vous devez connaître tout un tas de cachettes…
— Naturellement ! » s’exclama Pelio au milieu du déchaînement des coups de vent. « Des points d’embuscade, des caches de vivres ! Tu peux nous conduire dans des centaines d’endroits que tes amis mettraient des heures à découvrir. »
Dans le crépuscule blanchissant, la haine se lisait clairement sur le visage de Bre’en. « Non ! » hurla-t-il. Il se voyait déjà sauvé, pensa Leg-Wot, et maître de nos personnes. Elle tourna l’extrémité carrée du maser vers l’otage, en essayant de ne pas faire attention à l’eau qui lui arrivait déjà aux chevilles. « Encore un saut, Bre’en. Menez-nous là où personne n’est allé depuis longtemps. »
Un saut. Le son plaintif d’une déchirure monta des profondeurs de la nef. Le pont se fendit par le milieu et le regard de Yoninne chavira. Autour d’elle, poutres et planches s’effondraient en tous sens. Quand s’acheva sa chute, elle resta suspendue à l’envers par les courroies de son harnais, se balançant doucement d’avant en arrière pendant quelques instants. Tout était silencieux, hormis un discret ploc, ploc, ploc qui provenait de derrière elle. Du sol marécageux qui se déroulait à un mètre au-dessous de sa tête et d’où montait une odeur de fange et de putréfaction, une maigre brousse grisâtre dressait ses aiguilles acérées jusqu’à dix centimètres de son visage.
Yoninne tira sur la commande d’ouverture de son harnais et l’univers pivota autour d’elle lorsqu’elle se reçut sur le sol bourbeux. Elle se releva en titubant et fit à tâtons le tour de l’épave.
L’aube naissait dans le désert : se montrant à l’orient au-dessus d’une étendue chaotique, le soleil mordorait le sable et les rochers, et les broussailles paraissaient presque vertes.
Exquis. Mais la nef n’était plus qu’un tas de décombres méconnaissables. Bre’en les avait téléportés au beau milieu d’une sorte de marais. La nef avait dû quitter l’eau et rouler sur le sol jusqu’au bord du marécage, où la violence du choc contre les angles vifs des rochers de l’endroit l’avait disloquée. En revanche, la capsule n’avait pas été endommagée, s’étant trouvée éjectée de l’épave, et sa sphère d’un noir mat reposait parmi les broussailles environnant le marais.
Des voix lui parvenaient de l’épave, et elle crut même distinguer plusieurs mip. Elle fouilla entre les poutres fendues qui, après avoir transpercé les buissons, s’étaient enfoncées profondément dans le sol marécageux. « Ionina ! » appela la voix de Pelio. Elle le découvrit enfoui sous ce qui subsistait de la quille du bateau. Abstraction faite d’une large ecchymose s’étalant sur sa mâchoire et son cou, il semblait sain et sauf. Elle s’insinua entre les décombres afin de s’approcher de lui. Ensemble, ils repoussèrent la cloison incurvée qui l’empêchait de se dégager. La main de Yoninne se posa un instant sur son bras et ils se regardèrent en silence. Puis Pelio lui adressa un sourire — pour la première fois depuis combien d’heures ? — et ils se mirent en devoir de secourir les autres.
Une demi-heure plus tard, ils étaient tous assis au bord du marais, à l’abri des buissons. Étant donné les dégâts subis par la nef, ils s’en tiraient à bon compte. Bre’en avait une cheville brisée (ce qui le rendrait d’autant plus maniable) et Ajao s’en était sorti sans la moindre égratignure. La chance n’avait pas souri de la même façon à Sam ; étendu dans les broussailles auprès de Pelio, l’ours ne paraissait pas souffrir, mais la fourrure de son dos était poisseuse de sang…
Le soleil surplombait à présent l’horizon d’une dizaine de degrés et son éclat masquait le paysage du côté de l’orient. L’air était devenu sec et brûlant, et un formidable bourdonnement montait de quelque part : des bêtes se cachaient-elles dans les rochers ? La chaleur qui, par contraste avec le climat de l’antarctique, leur avait d’abord paru sensible, n’avait pourtant pas encore dépassé la température nocturne. Quand le soleil parviendrait au zénith, il ferait plus chaud ici qu’en n’importe quel endroit du Royaume de l’Été.
Bre’en regardait d’un œil torve les ondes de chaleur flottant au-dessus du marécage brunâtre. Pelio s’était servi d’un filin pour lier l’Homme des Neiges au buisson le plus résistant qui s’offrait à leur vue. Mis ainsi dans l’impossibilité de s’enfuir, Bre’en jouissait en revanche de toute la liberté de mouvement que lui laissait sa cheville brisée. « Et alors ? » fit l’Homme des Neiges, à qui la douleur irradiant le long de sa jambe arracha une grimace qui altéra davantage ses traits décomposés. « Vous avez gagné au mieux une heure le liberté. En ce moment même, l’armée de mon roi et ses alliés sont en train d’inspecter jusqu’au moindre trou d’eau dans un rayon de dix lieues. Et, croyez-moi, le Peuple du Désert connaît la contrée : l’eau est une chose vitale pour lui. Vous aurez de la chance si…
— Ah bon ! Ils connaissent tous les coins où il est possible de trouver de l’eau, hein ? » lança Yoninne sur un ton fielleux. « Alors commentse fait-il que vos amis ne se soient pas installés à cet endroit ? »
Bre’en désigna du doigt le cercle de pierres qui émergeait des broussailles entourant le marécage. « Il y a eu des gens ici ; ils disposaient même d’un lac de transit. Si ma mémoire est bonne, on trouve des ruines de l’autre côté de ce bourbier… des bâtiments brûlés jusqu’aux fondations.
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