Le choc qu’ils subissaient en heurtant la surface de chaque nouveau lac provenant toujours de la même direction et paraissant pratiquement toujours de la même force, Ajao estima qu’ils se dirigeaient droit vers le sud-est. Une autre chose ne variait jamais d’un bond au suivant c’était un petit bateau camouflé qu’il voyait invariablement posé sur l’eau à une centaine de mètres d’eux, au moment où ils se matérialisaient à la surface d’un nouveau lac, et qui disparaissait dans une grande gerbe d’eau juste avant que leur propre bateau n’accomplisse son saut. Ils bénéficiaient apparemment d’une escorte.
Encore un bond… La brusque pression de l’eau contre ses tympans lui fit mal et il sentit la douleur s’intensifier. Ajao avala hâtivement sa salive et réussit de justesse à compenser la brusque différence de pression de l’air. Il ouvrit les yeux et regarda au-delà de la nappe d’eau. Le nouveau lac était de petite dimension et presque parfaitement circulaire. Des arbres tropicaux à larges feuilles bordaient une plage sablonneuse et des demeures étincelantes construites en marbre rose et blanc étaient disséminées parmi la verdure sur la pente d’une colline escarpée.
Pour la première fois depuis de longues minutes, Leg-Wot prit la parole. « Vous croyez réellement que les Azhiris se téléportent grâce à un pur effort de pensée, Bjault ? Je n’en suis pas si sûre. S’il s’agissait d’une capacité mentale innée, il me semble que cet exercice ne devrait entraîner aucune dépense d’énergie.
— Oui. Ce serait l’hypothèse la plus simple, en tout cas. » Il se pencha en avant pour tenter de voir le plus possible du paysage. « Mais ce dernier bond nous a bien transportés à mille mètres. Vous avez entendu vos oreilles bourdonner, n’est-ce pas ? Ce chaland qui nous porte doit peser plus de cent tonnes. Avez-vous une idée de la quantité d’énergie qu’il faudrait pour le soulever à une hauteur de un kilomètre ? Téléportation ou non, c’est un travail qui convient mieux à un appareillage lourd qu’à un kilo de matière grise.
— Je ne… » commença-t-elle, puis elle s’interrompit. Sur la gauche, le flanc incurvé de la colline était rompu par une faille descendant pratiquement jusqu’au niveau de l’eau, et Ajao pouvait voir non seulement au-delà, mais plus bas. À travers cette découpure en forme de V, il aperçut au fond l’océan et, à l’horizon, une mince bande verte. Il contempla ce spectacle pendant un moment sans être capable de replacer cette vision dans sa perspective propre. Puis il comprit. Ce dernier saut leur avait permis d’atteindre un lac situé à l’intérieur du cratère d’un ancien volcan insulaire.
Il était difficile de croire qu’à peine une demi-heure auparavant il avait vu de la neige et ressenti la morsure d’un vent si froid qu’il avait eu le visage quasiment gelé.
« Eh bien ? » fit la voix sans timbre de Leg-Wot.
Ajao s’efforça de retrouver le fil de ses idées. « Je ne crois pas que les Azhiris subissent une dépense d’énergie quand ils déplacent des objets par télékinésie. Avez-vous remarqué qu’au moment où les autres bateaux effectuent leur saut, une certaine masse d’eau est soustraite à leur point de départ ?
— Oui… » Des bruits de pas et des rires leur parvinrent de l’autre côté du bateau. Trois Azhiris, simplement vêtus d’un léger kilt, enjambèrent la lisse et plongèrent dans l’eau. Quelques instants plus tard, Ajao vit les hommes sortir du lac en pataugeant et se diriger vers un petit groupe qui s’était rassemblé sur la plage au sable étincelant et leur adressait joyeusement des signes en criant. Le voyage était visiblement terminé. Yoninne s’en rendait-elle compte ?
« Je pense donc, reprit Ajao, que chez eux la téléportation consiste en fait en un échange de matière. Quand ils se transportent quelque part, ils téléportent simultanément jusqu’à leur point de départ la quantité de matière à laquelle ils se substituent. »
L’explication paraissait logique. Il fallait bien faire quelque chose de l’air ou de l’eau qui occupait le lieu de destination. Sinon, cet afflux de matière au sein d’une autre masse existante aurait eu des résultats catastrophiques. Or, selon le principe d’Archimède, le poids d’un vaisseau est égal au poids d’eau et d’air qu’il déplace : il en résultait qu’au moment où ils se téléportaient verticalement, la force requise pour soulever le bateau était équilibrée par l’énergie libérée grâce au reflux de la masse substitutive jusqu’au point de départ.
Les gardes déliaient maintenant les prisonniers, qu’ils aidaient à se mettre debout. Mais Yoninne s’obstinait à poursuivre la conversation, et Ajao en comprit vite la raison. Le gentilhomme —Pelio — et sa suite descendaient au même moment l’escalier de bois desservant les ponts supérieurs. Ajao remarqua l’air sombre et presque triste du jeune homme, qui formait un contraste frappant avec le bavardage joyeux de son entourage. Pauvre Yoninne !
« Je vois ce que vous voulez dire », fit Leg-Wot d’une voix curieusement étranglée. « Pour les Azhiris, c’est une raison supplémentaire de se plonger dans l’eau.
— J’ai l’impression qu’il vient par ici, Yoninne », dit Bjault.
Leg-Wot se mordit la lèvre en acquiesçant sèchement d’un signe de tête. « Qu’est-ce que… je dois faire ?
— Soyez aimable. Tâchez de ne pas lui en révéler trop sur nos origines, du moins tant que nous ne saurons pas au juste si les Azhiris sont réellement en retard technologiquement. Mais, avant tout, récupérez le maser. »
Pelio et sa suite avaient atteint le premier pont et le prince se dirigeait de propos délibéré vers les Novamérikains. Yoninne finit par répondre avec effort : « D’accord… je vais essayer. » Bjault se demanda si elle n’allait pas flancher, à cause de la gêne et des craintes qu’elle éprouvait ; mais leurs gardiens les firent mettre au garde-à-vous, et ils se trouvèrent en présence de Pelio.
L’un des endroits favoris de Pelio était le logement qu’il occupait dans l’aile nord du Palais de l’Été et dont le décor alliait savamment l’ébène ciré au quartz rose. Il était installé près du sommet de la colline, ensevelie sous les arbres et les plantes grimpantes, qui encerclait entièrement le lac de transit privé de l’aile nord. Par une fenêtre, il pouvait voir la plage de sable blanc et les palmiers entourant le lac, tandis que d’une autre il apercevait l’océan par-dessus la crête de la colline et, à l’horizon, une bande vert et or signalant la côte du continent méridional du Royaume de l’Été. Le logement avait été intelligemment disposé de manière à rester constamment aéré par une brise tiède entrant par l’une ou l’autre des fenêtres et, à toute heure du jour, la lumière du soleil éclairait son secrétaire, qu’elle parait de tons roses ou verts. Le palais renfermait de nombreuses salles qui jouissaient d’une plus belle vue ou avaient été mieux agencées ou mieux meublées. Mais, parmi les milliers de pièces qu’on y dénombrait, le logement de Pelio demeurait unique en son genre, car il avait été spécialement conçu à son intention, afin d’être adapté à ses… particularités. Pelio éprouvait une gratitude infinie envers son père pour lui avoir accordé des appartements qui, selon les critères de l’architecture impériale, devaient paraître extravagants. Peut-être le roi s’était-il simplement avisé que, grâce à ce logement, il serait plus facile de tenir le prince à l’abri de la curiosité publique. Quel qu’en eût été le motif, c’était un merveilleux cadeau : loin de se composer d’une unique salle, le logement était divisé en cinq pièces distinctes, auxquelles on accédait par des portes — comme dans une cabane de paysans du Grand Nord, où les bassins de transit ne présentaient que des inconvénients.
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