Mais c’était précisément le genre d’aubaine dont ils avaient à présent besoin. Moins d’une heure après le départ de Pelio, Bjault et Leg-Wot avaient été transférés par téléportation (quel autre mot aurait-il pu employer ?) dans une cellule propre et confortable, où ils purent prendre un bain chaud et se restaurer. Le lendemain matin, on les avait conduits à l’extérieur jusqu’à un petit lac sur lequel flottait le curieux bateau rond à bord duquel ils se trouvaient actuellement. Bjault entrevoyait désormais la solution de plusieurs énigmes qui s’étaient posées à eux avant leur capture. Et si Pelio les emmenait réellement ailleurs — comme il l’avait dit dans le cachot — sa perspicacité allait subir un test décisif d’ici quelques minutes.
La femme se décida finalement à lui répondre. « Je ne vois pas à quoi ça servirait, Bjault. Vous prétendez que faire de la lèche à ce type est notre unique chance de survie. Moi, je dis que ça revient simplement à mourir lentement au lieu de mourir vite. Vous m’avez vous-même appris que les plantes indigènes contiennent des métalloïdes toxiques. Je suppose que nous pouvons en manger, mais nous finirons sûrement par être empoisonnés — et le fait que cette huile m’ait à la bonne n’y changera rien. Notre seul espoir est d’être secourus, mais les radios de nos combinaisons ont une si faible portée et l’ionosphère de cette planète est si active que tout signal que nous enverrions serait totalement brouillé. Et, même si les gens de Novamérika savaient que nous sommes toujours en vie, j’estime qu’ils prendraient un risque stupide en envoyant une autre navette pour tenter de nous tirer de là. » Elle s’allongea avec difficulté sur son cadre matelassé. Tout son courage semblait l’avoir abandonnée.
On dirait quelle cherche des prétextes, pensa Bjault, comme si elle préférait ne pas être secourue. « Vous ne faites peut-être pas de différence entre mourir vite ou mourir lentement ; Yoninne, mais cette distinction compte à mes yeux, voire à ceux de la race humaine tout entière. À l’en croire, Pelio a mis la main sur une partie de notre équipement : la capsule, les armes… le maser et son alimentateur. Avec le maser, nous pourrions contacter Novamérika ; ils doivent être à l’écoute de la station télémétrique installée par Draere. Et pour en arriver à ce fameux « risque » qu’ils courraient en venant à notre secours, ne comprenez-vous donc pas sur quoi nous sommes tombés ? Cette planète pourrait fort bien représenter la plus grande découverte qu’il ait été donné à l’humanité d’effectuer depuis qu’elle a quitté son globe d’origine — la plus importante nouveauté depuis treize mille ans. Ces Azhiris pratiquent la téléportation. Même si leur technique n’annule pas la théorie de la relativité, même s’ils ne parviennent pas à dépasser la vitesse de la lumière, cela n’en signifie pas moins que tout le schéma de la colonisation humaine va se trouver transformé. Depuis toujours, les colonies humaines ont été isolées les unes des autres par des abîmes de temps et d’espace, ainsi que par l’énorme coût des voyages entre les différents systèmes solaires. Les civilisations coloniales sont aussi mortelles sur Mèreplanète qu’elles l’étaient sur la Terre. Il n’est pas douteux que l’homme a colonisé plusieurs milliers de planètes au cours de ces treize millénaires, mais nous n’en connaissons que quelques centaines, dont la plupart par ouï-dire. Toutes les réalisations qu’a pu accomplir une civilisation disparaissent avec elle, par la seule faute de notre isolement. »
Ajao se rendit compte qu’il avait graduellement haussé la voix. Il mettait le doigt sur une question qui tracassait nombre d’êtres, dont Leg-Wot. Combien de fois, et sur quel ton, n’avait-il pas entendu le pilote reprocher aux Planètes Unies de ne pas consacrer suffisamment d’argent à la colonisation interstellaire, au « commerce » et à la recherche des civilisations inconnues par ondes hertziennes ! « Mais à présent » , reprit-il en baissant la voix, « nous sommes peut-être à même de résoudre ce problème. Si nous parvenons à percer le secret du Talent azhiri — ou même si nous arrivons à informer Novamérika, voire Mèreplanète, de son existence — la distance entre les étoiles ne comptera plus et une civilisation réellement interstellaire pourra naître. »
Leg-Wot avait l’air songeuse et commençait à se dérider. Bjault pensait depuis longtemps que le sort de l’humanité considérée dans son ensemble était une des rares choses qui lui tînt à cœur. « Je vois ce que vous voulez dire. Il faut communiquer la nouvelle, que nous survivions ou non. Et il faut que nous en apprenions le plus possible sur ces gens. » Un enthousiasme spontané illumina brusquement son visage. « Pourquoi se téléportent-ils toujours entre deux bassins d’eau ? Je parie que toute une technologie avancée se dissimule derrière leur façade médiévale. Les bassins servent en quelque sorte de transmetteur-récepteur. »
Ajao poussa un soupir de soulagement en voyant que la jeune femme avait changé d’humeur, car il trouvait déjà assez difficile de surmonter son propre découragement. Il secoua la tête en répondant : « Je crois que ces gens sont vraiment aussi retardés techniquement que nous le pensions, Yoninne. Je gage que la téléportation constitue chez eux une capacité mentale naturelle.
— Alors pourquoi semblent-ils toujours se téléporter entre deux bassins d’eau ? »
La réponse de Bjault fut rendue inaudible par le coup de sifflet strident qui retentit soudain du haut d’un des ponts supérieurs du bateau. Le son ressemblait à celui d’une sirène, mais Ajao ne parvint pas à le situer. Quelle que fût son origine, ce coup de sifflet avait manifestement un rapport avec une circonstance importante. Les deux gardes qui, un instant auparavant, jouaient aux dés — du moins leur jeu rappelait-il une partie de dés, bien que les pièces fussent de forme dodécaédrique — se levèrent en effet brusquement. L’un d’eux rangea les « dés » dans un sac en cuir, puis ils s’installèrent sur leurs cadres matelassés et s’y attachèrent. Dès qu’Ajao avait aperçu ces cadres, tous équipés du même système de courroies, il avait deviné qu’ils ne servaient qu’occasionnellement à enchaîner des prisonniers. Ce qui lui fournissait une preuve supplémentaire à l’appui de sa théorie. Il espérait d’ailleurs en obtenir bientôt une confirmation encore plus probante.
La stridulence du sifflet se prolongea pendant près d’une minute, tandis que hommes d’équipage et soldats gagnaient leurs postes. Quand le vacarme eut subitement cessé, Ajao put entendre la foule massée sur la jetée pousser des acclamations, quelque part derrière lui. Elle s’était sagement rassemblée (ou avait été rassemblée) afin de saluer le départ de son suzerain. Ce geste concordait parfaitement avec l’idée qu’il s’était faite de la nature de l’État azhiri.
Bjault se contorsionnait sur son cadre afin de ne laisser échapper aucun détail. Ce bateau était l’un des plus étranges véhicules qu’il eût vus au cours de ses cent quatre-vingt-treize années d’existence. Il avait la forme d’une sphère aplatie aux deux pôles. Du moins la coque répondait-elle exactement à cette description, car la superstructure à trois niveaux ne présentait qu’imparfaitement un contour sphérique. L’embarcation était basse sur l’eau et sa construction paraissait plus robuste que ne l’eût exigé la seule considération de la pesanteur régnant sur la planète. Partout avaient été mis en œuvre de lourds madriers et des panneaux d’une épaisseur respectable. Et, bien que le bâtiment fût richement décoré à l’aide de peintures de tapisseries et d’incrustations de métaux précieux, on ne remarquait l’existence d’aucun caillebotis ni d’aucun ornement externe. Nul moyen de propulsion n’était par ailleurs visible : ni mâts ni tolets ne fournissaient le moindre indice.
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