— À vous, dit-il d’une voix forte, tout en souriant largement. Montrez-moi que vous comprenez. Parlez-moi le langage universel des mathématiques.
Rien. Aucune réponse.
Il désigna à nouveau les symboles dessinés sur le sol. Puis il tendit sa main, paume ouverte, au premier Hydrien.
Après un long moment, un des spectateurs s’avança fluidement et posa un de ses pieds sur les marques tracées par Muller. Le petit piédestal en forme de globe glissa légèrement et les signes disparurent. Quand le sol fut bien lisse et aplani, Muller dit :
— Très bien. Maintenant dessinez quelque chose.
L’Hydrien retourna à sa place dans le cercle.
— D’accord, poursuivit Muller uniment. Voici un autre langage universel. J’espère qu’il ne blessera pas vos oreilles.
Il sortit une flûte soprano de son équipement et mit l’embouchure entre ses lèvres. Ce n’était guère commode de souffler à travers la membrane de protection. Il prit néanmoins sa respiration et joua la gamme diatonique. Certains membres s’agitèrent doucement. Ils pouvaient donc entendre, ou du moins ils ressentaient les vibrations. Il passa et joua à nouveau la gamme diatonique. Puis il essaya la gamme chromatique. Ils semblaient réagir un peu plus. Très bon, pensa-t-il. Des mélomanes. Peut-être la série procédant par tons entiers est-elle plus en harmonie avec l’ambiance nuageuse de cette planète. Il monta et descendit encore une fois les deux gammes et, pour faire bonne mesure, il leur joua un fragment d’une pièce de Debussy.
— Cela vous touche-t-il ? demanda Muller.
Ils semblaient conférer entre eux.
Sans aucune explication, ils lui tournèrent subitement le dos et s’éloignèrent.
Il tenta de les suivre. Naturellement, il était incapable de soutenir leur allure, et bientôt il les perdit de vue dans la forêt sombre et mystérieuse. Il persévéra et les retrouva finalement. Tout le groupe s’était arrêté comme s’ils l’attendaient. Quand il fut assez près, ils repartirent. Ainsi, après plusieurs haltes semblables destinées à lui permettre de les rejoindre, ils le conduisirent jusqu’à leur cité.
Il subsistait avec des aliments synthétiques. Les analyses chimiques avaient prouvé qu’il pouvait être dangereux d’essayer les nourritures locales.
Il traça plusieurs fois le théorème de Pythagore. Il dessina une grande variété de procédés arithmétiques. Il joua du Bach et du Schönberg. Il construisit des triangles équilatéraux. Il essaya quelques représentations de géométrie dans l’espace. Il chanta. Il parla en français, en russe, en mandarin, pour leur montrer la diversité des langues humaines. Il étala devant eux une table de fonctions périodiques. Et pourtant, après six mois, il n’en savait toujours pas plus sur le fonctionnement de leur cerveau qu’une heure avant son atterrissage. Ils toléraient sa présence mais ils ne lui parlaient pas. Quand ils communiquaient entre eux, c’était surtout par des petits gestes évanescents ; des mains qui s’effleuraient, des oscillations fugitives des narines. Ils avaient bien un langage parlé, mais si doux, si bas et si peu articulé qu’il ne pouvait distinguer aucun mot ni même une syllabe. Il avait néanmoins enregistré tous les bruits qu’il avait pu entendre.
Parfois ils venaient le voir et le considéraient en silence.
Il lui arrivait aussi de dormir.
Ce n’est que bien plus tard qu’il découvrit ce qui lui avait été fait pendant son sommeil.
* * *
Il avait dix-huit ans. Il était nu sous le ciel embrasé de Californie. Il avait l’impression qu’il lui suffisait d’étendre le bras pour pouvoir toucher et cueillir les étoiles.
Être un dieu. Posséder l’univers.
Il se tourna vers elle. Son corps était mince et frais. Elle était étendue de tout son long. Elle s’étira langoureusement. Il caressa ses seins, puis sa main descendit sur le ventre doux et plat. Elle frissonna un peu. « Dick », dit-elle. « Oh ! Dick. » Être un dieu, songea-t-il. Il l’embrassa légèrement puis brutalement. « Attends », demanda-t-elle. « Je ne suis pas prête. » Il attendit en l’excitant tendrement. Ou du moins il fit ce qu’il croyait devoir faire pour la préparer. Bientôt elle commença à gémir en murmurant son nom. « Dick, Dick, Dick. » Combien de mondes un homme pouvait-il visiter en une vie ? Chaque étoile possède une vingtaine de planètes en moyenne ; or il y a environ deux cents milliards d’étoiles dans notre galaxie dont le diamètre est de… Elle s’ouvrait à lui. Il sentit le contact des aiguilles de pin séchées qui craquaient gaiement sous ses genoux et sous ses coudes. Il contemplait ce visage aux yeux baissés qu’il aimait tant. Elle n’était pas la première mais elle était la première qui comptait. Comme étourdi par l’éclat du soleil qui lui brûlait le dos et la tête, il se laissait bercer par les mouvements de la fille. Elle se libérait, puis elle s’arrêtait, comme aux aguets de sa jouissance. Soudain il la sentit se raidir violemment. L’intensité de son plaisir lui fit peur un très court instant, puis il se laissa sombrer en elle.
Être un dieu, ce doit être un peu pareil.
Ils se séparèrent. Il lui montra les étoiles et lui dit leurs noms. La moitié des noms étaient faux et inventés par lui mais elle ne le savait pas. Il lui raconta ses rêves. Plus tard ils firent l’amour une seconde lois et ce fut encore mieux.
Il espérait que la pluie tomberait vers minuit pour qu’ils puissent danser nus sous l’eau ruisselante mais le ciel resta clair. Ils allèrent se baigner. Quand ils revinrent trempés et heureux, il l’accompagna jusque chez elle. Elle avala sa pilule avec un verre de Chartreuse. Elle riait de bonheur. Il lui dit qu’il l’aimait.
Pendant plusieurs années ils échangèrent des cartes de vœux.
* * *
La huitième planète d’Alpha Centauri B possédait un noyau central à très faible densité, mais les immenses réserves de gaz en suspension lui conféraient une pesanteur à peu près équivalente à celle de la Terre. C’était le second voyage de noces de Muller, mais il y allait aussi pour le travail. En effet, les colons de la sixième planète menaçaient de déclencher un gigantesque effet de tourbillon qui aspirerait une grande partie de l’atmosphère de la huitième planète, afin de l’utiliser pour leur propre usage.
Muller conféra avec les dirigeants des deux bords. Finalement il parvint à leur faire signer un accord. Les deux parties acceptaient un quota honorable d’échanges de volumes gazeux à un tarif raisonnable et remercièrent Muller pour la petite leçon de politique interplanétaire qu’il leur avait administrée. Après cela, Nola et lui furent invités par le gouvernement de la huitième planète. Ils y vécurent des vacances magnifiques. Nola, au contraire de Lorayn, aimait voyager. Plus tard, elle l’avait accompagné dans plusieurs de ses expéditions.
Protégés par des combinaisons isolantes ils avaient nagé dans un lac de méthane liquide. Ils avaient couru à perdre haleine sur des plages ammoniacales. Nola était aussi grande que lui, très sportive et musclée. Elle avait une opulente chevelure roux sombre et de merveilleux yeux verts. Ils s’étaient aimés dans une chambre confortablement chauffée dont les larges baies s’ouvraient sur une immense mer grise, s’étalant sur des centaines de milliers de kilomètres.
— Pour toujours, lui avait-elle dit.
— Oui. Pour toujours.
Avant la fin de leur séjour ils s’étaient déjà querellés plusieurs fois. Mais ce n’était qu’un jeu ; plus leurs disputes étaient féroces, plus passionnées étaient leurs réconciliations. Cela dura un temps. Plus tard ils ne prirent même plus la peine de s’opposer. Quand leur mariage arriva à échéance, ni l’un ni l’autre ne voulut renouveler le contrat. Après, au fur et à mesure de sa renommée grandissante, il recevait de temps en temps des lettres amicales d’elle. À son retour de Bêta Hydri IV, il essaya de revoir Nola.
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