Méthodiquement, Muller fit craquer ses jointures :
— Pourquoi ne m’en avez-vous pas parlé plus tôt ?
— Je ne savais rien de tout cela.
— Naturellement.
— Je vous l’assure. Vous devez comprendre que nous ne nous attendions pas à vous trouver ici. Au début, personne ne savait exactement qui vous étiez, ni pourquoi vous y étiez. C’est moi qui vous ai reconnu. Après nos premières rencontres, j’ai parlé de vous au médecin et il m’a aussitôt expliqué ce traitement. Qu’est-ce qui ne va pas ?… Vous ne me croyez pas ?
— Vous avez un air tellement angélique, dit Muller en le regardant. Ces yeux bleus si tendres et vos cheveux dorés. Quel jeu jouez-vous, Ned ? Pourquoi me sortir tout ce paquet d’absurdités ?
Rawlins s’empourpra :
— Ce ne sont pas des absurdités !
— Je ne vous crois pas. Et je ne crois pas un mot de cette fameuse cure avec laquelle vous essayez de m’allécher.
— C’est votre droit absolu. Mais vous serez le perdant si…
— Pas de menaces !
— Excusez-moi.
Il y eut un long et désagréable silence.
Muller remuait une masse de pensées. Quitter Lemnos ? Être enfin guéri ? Libéré ? Tenir à nouveau une femme, une vraie femme, entre ses bras ? Sentir des seins brûlants se presser contre sa peau ? Des lèvres ? Des cuisses douces ? Recommencer sa carrière. Une fois encore, reprendre la route des étoiles ? Se laver de neuf années d’angoisses ? Fallait-il croire ? Partir ? Se soumettre ?
— Non, dit-il lentement. Rien ne peut guérir mon mal.
— Vous n’arrêtez pas de le répéter. Mais vous ne pouvez pas savoir.
— Non, ce serait contraire à l’ordre des choses. Je crois à la destinée, mon garçon. À des tragédies agencées par les lois de l’univers. À la punition de l’orgueil. Les dieux ne marchandent pas. Ils ne cassent pas leurs jugements après quelques courtes années. Œdipe n’a pas recouvré ses yeux… ni sa mère. Ils ont laissé Prométhée sur son rocher. Ils…
— Vous n’êtes pas un personnage de tragédie grecque, l’interrompit Rawlins. Vous vivez dans le monde réel, où tout bouge et tout change. Peut-être les dieux ont-ils décidé que vous avez suffisamment souffert. Et, puisque nous discutons littérature, ils ont bien pardonné à Oreste, n’est-ce pas ? Pourquoi neuf ans ne seraient-ils pas assez pour votre punition ?
— Peut- on me guérir ?
— Le médecin dit que oui.
— Je pense que vous me mentez.
Rawlins détourna son regard :
— Qu’ai-je à gagner en vous mentant ?
— Je l’ignore.
— Bon, d’accord, je vous mens, dit Rawlins brusquement. Personne ne peut rien pour vous aider. Parlons d’autre chose. Par exemple, ne me montreriez-vous pas la fontaine d’où coule votre liqueur ?
— C’est dans la zone C, dit Muller. Mais je ne me sens pas l’envie d’aller là-bas aujourd’hui. Pourquoi m’avez-vous raconté cette histoire si elle est fausse ?
— J’ai dit que nous ferions mieux de changer de sujet.
— Pour un instant, faisons comme si c’était vrai, s’entêta Muller. C’est-à-dire que si je revenais sur Terre, je pourrais être guéri. Je tiens à ce que vous sachiez que, même avec une garantie, je ne suis pas intéressé par cette offre. Je connais la vraie nature humaine. Ils m’ont piétiné et repoussé quand j’étais à terre. Ce n’est pas très sportif, n’est-ce pas, Ned ? Ils puent. Ils empoisonnent l’atmosphère autour d’eux. Ils se sont fait gloire de ce qui m’était arrivé.
— Ce n’est pas vrai !
— Qu’en savez-vous ? Vous étiez un gamin à l’époque. Encore plus que maintenant. Ils m’ont traité comme si j’étais une ordure parce que je leur montrais ce qui était en eux. J’étais un miroir dans lequel ils voyaient leurs âmes sales et pourries. Pourquoi retournerais-je à présent vers eux ? Pourquoi aurais-je besoin d’eux ? Des vers. Des porcs. Pendant les quelques mois que j’ai passés sur Terre après mon retour de Bêta Hydri IV, je les ai vus, tels qu’ils sont réellement. Cette révulsion dans les yeux, le sourire jaune et nerveux tandis qu’ils s’écartaient de moi. Oui, M. Muller. Naturellement, M. Muller. Seulement, voulez-vous ne pas vous approcher trop près, M. Muller. Mon garçon, venez me voir une de ces nuits et je vous montrerai les constellations vues d’ici. Je les ai nommées moi-même. Il y a d’abord le Poignard, longue et pointue. Il semble qu’elle est prête à s’enfoncer dans le dos. Puis le Sillon. Et vous verrez le Singe aussi, et le Crapaud. Elles s’imbriquent les unes dans les autres. La même étoile est l’œil gauche du Crapaud et elle se trouve aussi sur le front du Singe. Elle s’appelle le Soleil. Oui, mon garçon, notre Soleil. C’est une petite étoile laide et faible, couleur de vomissure. Et elle est ceinturée par des planètes peuplées de laids petits monstres qui se répandent comme un écoulement d’urine sur tout l’univers.
— Puis-je vous dire quelque chose qui risque de vous offenser ? demanda Rawlins.
— Vous ne pouvez pas m’offenser. Mais vous pouvez essayer.
— Je pense que votre vision est déformée, tordue. Après tant d’années ici, les perspectives vous échappent.
— Non. Au contraire, j’ai appris ici à voir.
— Vous blâmez l’humanité d’être humaine. Ce n’est pas facile d’accepter quelqu’un comme vous. Si vous étiez, vous, à ma place et moi à la vôtre, vous comprendriez ce que je veux dire. Cela fait mal de se trouver près de vous. Cela fait mal . À la seconde même où je vous parle, je sens tous mes nerfs douloureusement blessés. Si je m’approchais, j’aurais envie de pleurer. Vous ne pouvez pas demander aux autres d’accepter tout de suite quelque chose d’aussi intolérable. Même ceux qui vous aimaient n’ont pas…
— Personne ne m’aimait.
— Vous étiez marié.
— C’était terminé.
— Des liaisons, alors.
— Elles n’ont pas pu me supporter quand je suis revenu.
— Des amis ?
— Ils ont pris la fuite. Ils regrettaient de n’avoir pas assez de jambes pour courir plus vite.
— Vous ne leur avez pas laissé le temps.
— Bien assez.
— Non, persista Rawlins. (Mal à son aise, il se remua sur son banc :) Maintenant, je vais vous dire quelque chose qui va vraiment vous blesser, Dick. Je vous demande pardon, mais il le faut. Ce que vous me racontez, je l’ai entendu des milliers de fois à l’université. C’est du cynisme de collégien. Le monde est méprisable, dites-vous. Méprisable. Méprisable. Méprisable. Vous avez percé à jour la vraie nature humaine et vous ne voulez plus rien avoir à faire avec l’humanité. Mais tout le monde répète cela à dix-huit ans. Et puis, on change. On dépasse l’époque confuse de l’adolescence et on regarde le monde. Alors on découvre que ce n’est pas un si mauvais endroit, que les gens essayent de faire de leur mieux, que nous sommes imparfaits mais pas répugnants…
— Un gamin de dix-huit ans n’a pas le droit d’avoir de telles opinions. Moi, j’ai le droit. Je l’ai gagné. J’ai payé chèrement le droit de haïr.
— Mais pourquoi vous y accrocher ? Vous semblez vous glorifier de votre misère. Secouez-vous ! Luttez ! Revenez sur Terre avec nous et oubliez le passé. Ou, si vous ne pouvez pas oublier, du moins pardonnez.
— Pas d’oubli. Pas de pardon, grogna Muller.
Un frisson de peur le secoua. Et si c’était vrai ? Une véritable guérison ? Quitter Lemnos ? Il était confus et embarrassé. Le garçon avait marqué un point à propos de son cynisme de collégien. C’était la vérité. Mais suis-je réellement un misanthrope ? Ou est-ce simplement un rôle que je me joue à moi-même ? Ce gamin m’a emmené là où il l’a voulu. Il veut m’obliger à discuter, à polémiquer. Maintenant, je mets en doute mes propres certitudes. Mais c’est faux : il n’y a pas de guérison possible. Ce garçon est transparent ; il me ment, bien que je ne sache pas pourquoi. Il cherche à me tromper pour que je monte dans leur saleté de vaisseau. Et si c’était vrai ? Pourquoi s’obstiner dans un exil ridicule ? Muller connaissait toutes les réponses à ses questions. C’était la peur qui le retenait. La peur de voir la Terre et ses milliards d’habitants.
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