Il y avait là un aspect de Carvajal qui me déconcertait totalement, de la même façon que m’ont toujours déconcerté les intoxiqués. L’alcoolique – ou l’opiomane, ou le cocaïnomane, à votre choix – est au sens le plus strict du terme un personnage égaré. Autrement dit, l’on ne peut faire état ni de ses propos ni de ses actes. Il a beau jurer qu’il vous aime, hurler à tous les échos qu’il vous déteste, répéter combien il admire votre œuvre, s’incliner devant votre honnêteté ou partager vos opinions, vous ne saurez jamais s’il est sincère, puisque c’est l’alcool ou le stupéfiant qui a mis ces mots dans sa bouche. Qu’il vous propose une affaire et vous ne pouvez prévoir s’il s’en souviendra une fois que son esprit aura retrouvé l’équilibre. L’accord que vous concluez avec lui lorsqu’il est sous l’influence de la drogue est donc parfaitement nul. Je suis un homme pondéré, rationnel, et si je traite avec quelqu’un, je veux obtenir l’impression qu’un courant à double sens s’établit entre lui et moi. Il n’en va pas ainsi quand je me rends compte que j’y vais franchement, mais que l’autre débite n’importe quelles phrases nées dans un cerveau dont le fonctionnement est détraqué. Chez Carvajal, je soupçonnais bon nombre d’incertitudes analogues. Rien de ce qu’il disait n’était forcément parole d’évangile. Rien ne signifiait obligatoirement quelque chose. Il n’agissait pas en fonction de ce que je tenais pour des motifs conformes à la raison, comme l’intérêt personnel ou le bien d’autrui : rien, pas même sa propre sauvegarde, ne paraissait le toucher. De sorte que ses faits et gestes échappaient à la stochasticité, voire au simple bon sens. Il vous déconcertait parce qu’il ne suivait aucun plan concevable. Seul valait le scénario, le sacro-saint, l’intouchable scénario, et cette trame lui était révélée en éclairs intuitifs défiant toute logique, tout principe de continuité. « Ce que je me vois faire, je le fais, avait-il dit Sans me poser de questions. » Merveilleux ! Il se voit distribuant sa fortune aux pauvres, et il la distribue. Il se voit franchir le pont George Washington sur un « Hop-là », et il part en effectuant des bonds de kangourou. Il se voit verser une dose de H 2SO 4dans le verre de son invité, et il lui sert une généreuse rasade de vieil acide sulfurique sans hésitation ni murmure. Il répond à vos questions par des propos fixés d’avance, qu’ils aient ou non une signification. Et ainsi de suite. Entièrement soumis aux ordres de l’avenir qui lui est révélé, il n’a nul besoin d’examiner les motifs ou les conséquences éventuelles. Pire qu’un alcoolique, en fait. L’ivrogne garde au moins quelque lueur de raison tout au fond de sa conscience, si floue qu’elle soit.
Paradoxe, donc. Selon Carvajal, chacun de ses actes obéissait à des critères déterministiques inflexibles – alors qu’aux yeux de son entourage, sa conduite était aussi insensée que celle d’un aliéné (ou d’un adepte du Transitisme). D’après lui, il suivait le cours immuable des événements – mais pour les observateurs, il donnait l’impression de flotter à tout vent. En agissant comme il se voyait agir, il soulevait des problèmes inquiétants – tels que les motifs qui régissent n’importe quel acte. Pouvait-on parler de motifs ? Ses visions n’étaient-elles pas simplement des prophéties nées d’elles-mêmes, sans le moindre rapport avec la causalité, dépourvues de raison et de logique ? Il se voit franchir l’Hudson sur un « Hop-là » le 4 juillet – et quand ce jour arrive, il prend un « Hop-là », uniquement parce qu’il s’est vu le faire. Mais à quel dessein répond cet acte ridicule, sinon au seul désir de boucler son circuit visionnaire ? Cette histoire de « Hop-là » n’a de source qu’en elle-même, elle ne rime à rien. Quelle attitude adopter pour s’entendre avec un pareil homme ? Martin Carvajal était un être insolite dérivant au gré du temps.
Mais ne me montrais-je pas trop sévère dans mon jugement ? N’y avait-il pas des schémas directeurs qui m’échappaient ? Il était possible que l’intérêt de Carvajal à mon égard fût authentique, qu’il eût vraiment un emploi pour moi dans sa vie solitaire. Qu’il devienne bientôt mon guide, mon père spirituel, pour me transmettre, au cours du dernier temps qui lui restait à vivre, toutes les connaissances dont il pouvait me donner la clé.
Au demeurant j’avais, moi, un emploi parfaitement concret pour lui. J’allais faire en sorte qu’il m’aide à pousser Paul Quinn jusqu’à la Maison-Blanche.
Que Carvajal ne puisse voir aussi loin était un handicap, mais pas nécessairement insurmontable. Les événements de premier plan comme la succession présidentielle ont des racines profondes : des mesures prises sans tarder régiraient les fluctuations politiques pour la période à venir. Carvajal pouvait être déjà en possession d’éléments suffisants au sujet de l’année prochaine, qui permettraient à Quinn de conclure des alliances dont l’effet lui garantirait un succès monstre lors de la désignation de 2004. Telle était maintenant mon idée fixe : manœuvrer Carvajal au profit de Quinn. Par un jeu tortueux de questions et de réponses, j’allais peut-être arracher au petit homme des renseignements d’importance vitale.
Ce fut une semaine éprouvante. Sur le front politique, rien que de mauvaises nouvelles. Partout, les néo-démocrates tombaient à plat ventre pour manifester leur soutien au sénateur Kane, et Kane, au lieu de laisser le choix de son vice-président ouvert, suivant la tradition chez les candidats grands favoris, se sentit en sécurité au point d’annoncer rondement, lors d’une conférence de presse, qu’il verrait volontiers Socorro partager avec lui la désignation. Quinn, qui commençait à gagner des voix nationales après l’affaire du pétrole non coagulé, cessa soudain d’exister pour tous les chefs de partis à l’ouest de l’Hudson. Les invitations à venir prononcer des discours n’arrivèrent plus, les flots de lettres demandant des photos dédicacées furent bientôt réduits au ruisselet – indices de peu de poids, certes, mais néanmoins révélateurs. Quinn flaira anguille sous roche. Il était loin d’être optimiste.
— Comment diable s’est-elle faite aussi vite, cette alliance Kane-Socorro ? (Il parlait d’un ton qui exige une réponse.) La veille, je suis le grand espoir des néodémocrates, et le lendemain on me ferme toutes les portes au nez.
Il nous adressait le célèbre regard-en-vrille-de-Paul-Quinn, ses yeux s’arrêtant sur chacun de nous pour chercher celui qui l’avait desservi. Comme toujours, sa présence nous dominait : son mécontentement non moins présent n’en était que plus pénible, presque intolérable.
Mardokian ne voyait pas d’explication. Ni Lombroso. Et moi ? Qu’aurais-je pu lui dire ? Que j’avais tenu en main le fil conducteur, mais sans être à même de le suivre correctement ? Je me réfugiai derrière un geste fataliste accompagné de l’alibi-cliché : « Ainsi va la politique. » On me payait pour pressentir l’avenir de façon raisonnable, et non pour être un médium infaillible.
— Laissez faire, assurai-je. De nouveaux schémas prennent forme. Donnez-moi trente jours, et je vous dresse l’horoscope complet pour l’année prochaine.
— Je veux bien patienter six semaines, grommela-t-il.
Son irritation tomba au bout de quarante-huit heures plutôt tendues. Il avait bien trop à faire avec les problèmes locaux, dont un certain nombre se posaient brusquement (le classique malaise social des périodes de canicule qui s’abat sur New York comme une nuée de moustiques) pour s’inquiéter outre mesure de cette désignation qu’il ne cherchait pas réellement à obtenir.
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