Bien sûr que oui, ils viendraient. Bien sûr que oui, ils se mettraient à genoux. Les gens apprécient une bonne, une honnête réunion de prière quand les temps sont heureux comme quand ils sont durs. Et quand l’orchestre attaqua en swinguant « Whatever My God Ordains is Right » (en si , Lester à la première guitare), ils chantèrent à en soulever le toit.
Jim Rennie était là, bien entendu ; ce fut Big Jim qui prit les dispositions pour les transports.
LE SECRET ÇA SUFFIT !
LIBÉREZ CHESTER’S MILL !
MANIFESTEZ ! ! !
OÙ ? Ferme Dinsmore sur la Route 119 (il suffit de trouver l’épave du camion et les agents militaires de l’oppression !).
QUAND ? À 14 heures.
QUI ? Vous, et tous les amis que vous pourrez amener ! Dites-leur qu’il faut raconter ce qui nous arrive aux médias ! Dites-leur que nous voulons savoir qui nous a fait ça !
ET POURQUOI !
Et avant tout, que nous voulons SORTIR DE LÀ ! ! !
C’est notre ville ! Nous devons nous battre pour elle !
NOUS DEVONS LA REPRENDRE ! ! !
Des panneaux seront préparés, mais il vaut mieux amener les vôtres (et rappelez-vous que les grossièretés sont contre-productives).
DRESSEZ-VOUS CONTRE LE POUVOIR !
HARCELEZ LE GOUVERNEMENT !
Le comité de libération de Chester’s Mill
S’il y avait quelqu’un en ville qui aurait pu adopter la célèbre formule nietzschéenne « Ce qui ne me tue pas me rend plus fort » comme devise personnelle, c’était bien Romeo Burpee, un dégourdi avec une mèche à la Elvis et des bottes pointues à côtés élastiques. Il devait son prénom à une mère franco-américaine romantique ; son nom de famille à un père yankee pure laine, un radin qui en aurait remontré à Harpagon lui-même. Romeo avait survécu à une enfance de sarcasmes impitoyables — sans parler de quelques corrections — pour devenir l’homme le plus riche de la ville (pas tout à fait… Big Jim était l’homme le plus riche de la ville mais, par nécessité, une bonne partie de sa richesse était dissimulée). Rommie possédait le plus vaste — et le plus rentable — grand magasin de tout l’État. Dans les années 1980, ses investisseurs potentiels lui avaient dit qu’il était cinglé de vouloir afficher un nom aussi moche que Burpee [13] Burp = rot.
. La réaction de Romeo avait été de dire que si le grainetier Burpee Seed avait très bien fait avec, il devait pouvoir en faire autant. Et aujourd’hui leurs meilleures ventes de l’été étaient des T-shirts sur lesquels on lisait quelque chose comme VIENS BOIRE DU ROTEUX AU ROT HEUREUX. Qu’est-ce que vous dites de ça, les banquiers dépourvus d’imagination ?
Il avait réussi, dans une large mesure, grâce à son discernement et à son opiniâtreté impitoyable. Vers dix heures, ce dimanche matin-là — peu de temps après avoir vu Sam le Poivrot traîné jusqu’à la Casa Flicos —, une nouvelle occasion s’était présentée à lui. Comme cela arrive toujours quand on est en alerte permanente.
Rommie avait observé les enfants qui collaient des affiches. Conçues par ordinateur et d’un aspect très professionnel. Les gosses — la plupart à bicyclette, deux en planche à roulettes — avaient très bien couvert Main Street. Appel à manifester sur la 119. Romeo se demanda qui avait eu cette idée.
Il en arrêta un et lui posa la question.
« Moi, lui répondit Joe McClatchey.
— Sans déconner ?
— Sans déconner. Vraiment. »
Rommie donna un billet de cinq au grand échalas, en dépit de ses protestations, l’enfonçant profondément dans sa poche-revolver. Rommie se dit que les gens iraient à la manifestation du gosse. Ils étaient prêts à faire n’importe quoi pour exprimer leur peur, leur frustration, leur légitime colère.
Peu après avoir renvoyé Joe l’Épouvantail à sa tâche, Romeo entendit des gens parler d’un rendez-vous de prière devant se tenir en début d’après-midi, sous la direction du pasteur Coggins. Même bon Dieu d’heure, même bon Dieu de lieu.
Un signe du ciel, aucun doute. Qui disait : BELLE OCCASION COMMERCIALE.
Romeo retourna dans son magasin où les clients ne se bousculaient pas. Les gens qui faisaient leurs courses aujourd’hui s’étaient plutôt rendus au Food City ou au Mill Gas & Grocery. Sans compter qu’ils étaient minoritaires. La plupart des citoyens de la ville étaient à l’église ou chez eux, collés aux bulletins d’informations de la télé. Toby Manning, assis derrière la caisse, regardait lui-même CNN sur une petite télé à batterie.
« Arrête-moi ce truc et ferme ta caisse, lui dit Romeo.
— Sérieusement, Mr Burpee ?
— Oui. Et sors la grande tente de la remise. Fais-toi aider par Lily.
— Celle pour les super-soldes de l’été ?
— Exactement. Nous allons l’installer au milieu de l’herbe à vaches, là où l’avion de Chuck Thompson s’est écrasé.
— Le champ d’Alden Dinsmore ? Il risque de vous demander quelque chose.
— Eh bien, on lui paiera quelque chose. »
Romeo calculait déjà. Son magasin vendait de tout, y compris des produits d’épicerie à bas prix, et il avait actuellement un bon millier de paquets de saucisses de Francfort Happy Boy à solder ; elle attendaient dans son grand congélateur, derrière le magasin. Il les avait achetées à la maison mère de Happy Boy à Rhode Island (société défunte depuis, suite à un petit problème microbien, mais grâce à Dieu, pas d’ E. coli ) et avait envisagé de les vendre aux touristes et aux gens du coin pour le pique-nique de la fête nationale. Les ventes n’avaient pas marché aussi bien qu’il l’avait prévu, merci la foutue récession, mais il les avait néanmoins gardées, ces saucisses, s’y accrochant avec un entêtement de singe tenant une noix. Et maintenant, peut-être…
On n’aura qu’à les présenter sur les petits bâtonnets de Taiwan, songea-t-il. J’en ai encore un million, de ces saloperies. Et faudra leur donner un nom sympa, genre Frank-A-Ma-Bob. Sans compter qu’il avait aussi une centaine de cartons de limonade Yummy Tummy et de poudre Limeade, autres articles sur lesquels il s’attendait à avoir des pertes.
« On va aussi emporter tous les Blue Rhino. » Son esprit tournait comme une machine à calculer, à présent, exactement comme Romeo aimait qu’il tournât.
Toby commençait à s’exciter. « Qu’est-ce que vous avez en tête, Mr Burpee ? »
Rommie continua à inventorier tous les trucs qu’il avait et qu’ils s’étaient attendus à devoir passer par pertes et profits. Ces moulins à vent de merde pour les gosses… les pétards et les feux de Bengale qui lui restaient du 4-Juillet… les bonbons frelatés qu’il avait conservés en vue de Halloween…
« Toby, dit-il, nous allons organiser le plus grand pique-nique campagnard jamais vu dans ce patelin. Bouge-toi. On a du boulot. »
Rusty faisait la tournée des malades en compagnie du Dr Haskell, à l’hôpital, quand le talkie-walkie que Linda avait tenu à lui faire emporter sonna dans sa poche.
Sa voix était lointaine mais claire. « Rusty ? Va falloir que j’y aille, en fin de compte. D’après Randolph, la moitié de la ville va se retrouver près de la barrière de la 119, cet après-midi — les uns pour une assemblée de prières, les autres pour manifester. Romeo Burpee va monter une tente et vendre des hot-dogs, alors attends-toi à un pic de gastro-entérites dans la soirée. »
Rusty poussa un grognement.
« Je vais être obligée de laisser les filles à Marta, ajouta Linda, sur la défensive et inquiète, en femme qui se rend compte qu’elle ne peut pas se couper en deux pour faire tout ce qu’elle a à faire. Je vais l’avertir, pour Jannie.
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