— Quoi ! s’insurgèrent les trois autres en chœur.
— Il faudra qu’il nous fasse sortir d’ici et qu’il ouvre la marche, enchaîna le vieil homme en haussant le ton. Il n’y a pas d’autre solution, n’est-ce pas ? Et s’il est ostensiblement armé, comment se doutera-t-on de quelque chose ?
— Mais je ne pourrai pas le tenir, je vous le répète. (Schwartz se donnait des claques sur les bras, les pliait et les dépliait pour leur rendre leur souplesse.) Je me moque de vos théories, docteur Shekt. Vous ne savez pas de quoi il retourne. L’emprise est difficile à garder, c’est douloureux. Et malaisé. Je sais, nous devons courir le risque. Essayez, Schwartz. Quand il reprendra connaissance, faites-lui bouger le bras.
Le secrétaire gémit et Schwartz sentit renaître l’attouchement. Muet, il le laissa prendre force, presque avec effroi. Puis il lui parla. Son discours ne faisait pas appel aux mots. C’était l’ordre informulé que l’on donne à son bras quand on veut qu’il bouge, un ordre tellement silencieux qu’on n’en a même pas conscience.
Mais ce ne fut pas son bras qui bougea : ce fut celui de Balkis. Le Terrien venu du passé leva la tête avec un sourire éperdu, mais les autres n’avaient d’yeux que pour le secrétaire qui gisait sur le sol, la tête dressée, dont la prunelle reprenait vie et dont le bras s’était convulsivement levé, faisant un angle incongru de 90° avec son corps.
Schwartz se remit à sa tâche.
Le secrétaire se leva avec des mouvements hachés. Il faillit basculer, mais conserva l’équilibre. Et il se mit à danser d’une façon curieusement mécanique.
Ses pas n’avaient ni rythme ni élégance pour Shekt, Pola et Arvardan qui voyaient son corps, mais pour Schwartz qui voyait son corps et son esprit, c’était quelque chose d’extraordinairement impressionnant. Car le corps de Balkis était à présent contrôlé par un esprit auquel il n’était pas matériellement relié.
Shekt s’approcha d’un pas lent et circonspect de l’homme transformé en une sorte de robot et, non sans appréhension, lui tendit l’éclatron en le lui présentant par la crosse.
— Qu’il le prenne, Schwartz.
Balkis, à son tour, tendit la main et saisit gauchement l’arme. L’espace d’un instant, une lueur dévorante s’alluma dans ses prunelles, mais elle s’éteignit presque aussitôt. Avec raideur, il glissa l’éclatron dans sa ceinture et son bras retomba.
— Il a presque réussi à se libérer, dit Schwartz. Il eut un rire strident – mais il était livide.
— Pouvez-vous le maîtriser ? Il se débat comme un beau diable, mais c’est moins pénible que tout à l’heure.
— Parce que vous savez ce que vous faites, lui expliqua Shekt avec plus d’assurance qu’il n’en éprouvait. Maintenant, vous allez émettre. N’essayez pas de le tenir. Faites comme si c’était vous qui agissiez.
— Pouvez-vous le faire parler ? s’enquit Arvardan.
Il y eut un temps mort, puis un grognement sourd et grinçant sortit de la gorge du secrétaire. Nouvelle pause. Nouveau grognement.
— C’est tout, balbutia Schwartz.
— Mais pourquoi n’y arrivez-vous pas ? demanda Pola, visiblement soucieuse.
Son père haussa les épaules.
— Parler fait jouer des muscles extrêmement délicats et complexes. Ce n’est pas comme de faire mouvoir les muscles longs des membres. Ne vous inquiétez pas, Schwartz. On se débrouillera sans ça.
Aucun des participants de l’étrange odyssée qui s’ensuivit ne put se rappeler exactement les événements qui se déroulèrent deux heures durant. Le Dr Shekt, par exemple, était en proie à une singulière distanciation. Toute ses frayeurs étaient balayées et il ne subsistait en lui qu’un étrange sentiment de sympathie impuissante à l’égard du combat intérieur que menait Schwartz. Il n’avait d’yeux que pour le visage rondouillard de l’homme du passé que l’effort tordait et faisait grimacer. Quant aux autres, ils n’avaient guère le temps de le regarder.
Les gardes de faction derrière la porte rectifièrent la position à l’apparition de la robe verte du secrétaire, symbole de son autorité. Balkis leur rendit gauchement leur salut et on les laissa passer sans problème.
Ce ne fut qu’en émergeant du palais qu’Arvardan prit vraiment conscience de la folie de cette aventure. D’un côté, l’immense, l’inimaginable danger qui menaçait la galaxie. Et de l’autre, la fragilité de l’aléatoire roseau qui, peut-être, était un pont jeté au-dessus du gouffre. Pourtant, même alors, l’archéologue ne voyait que les yeux de Pola. Peut-être sa vie lui serait-elle arrachée, peut-être son avenir serait-il anéanti. Pourtant, il n’avait jamais connu pareille douceur. Nulle créature au monde ne lui avait jamais paru aussi totalement, aussi désespérément désirable.
Il n’y avait qu’elle qui comptait. Elle était la somme de ses souvenirs.
Le soleil matinal était si éclatant que Pola distinguait mal les traits d’Arvardan qui gardait la tête baissée. Elle lui sourit, heureuse de sentir sous sa main qui l’effleurait le bras musclé du Sirien. Plus tard, le souvenir lui en restera : le contact de ses muscles solides sous l’étoffe de plastique lisse et fraîche…
Schwartz souffrait comme un damné. L’allée incurvée sur laquelle ils s’étaient engagés en sortant par une porte latérale du bâtiment était quasiment déserte, ce dont il éprouvait un profond soulagement. Il était seul à savoir ce que signifierait un échec. Il sentait l’intolérable humiliation, la haine sans égale, l’odieuse résolution peuplant l’esprit ennemi qu’il contrôlait. Il devait sonder cet esprit afin de recueillir les informations nécessaires pour les guider – la situation géographique des locaux officiels, l’itinéraire qui y conduisait – et, en en fouillant les replis, il se rendait compte du sursaut meurtrier et vengeur qu’ils auraient à subir si, par malheur, le contrôle qu’il exerçait vacillait un dixième de seconde. Les secrets méandres de cet esprit qu’il était forcé de fouiller demeureraient gravés de façon indélébile dans sa mémoire. Maintes et maintes fois, plus tard, dans la grisaille innocente de l’aube, il se reverra guidant les pas d’un forcené au cœur du bastion de l’ennemi.
Quand ils parvinrent au véhicule, n’osant se détendre suffisamment pour proférer des phrases cohérentes, il balbutia d’une voix hachée : « Je ne… peux pas… peux pas… l’obliger à… piloter. Conduire… une voiture… trop compliqué…
Shekt qui, de soit côté, n’osait ni le toucher ni s’adresser à lui sur un ton normal pour ne pas distraire son attention, émit un claquement de langue rassurant et chuchota :
— Faites seulement en sorte qu’il s’asseye derrière, Schwartz. Je sais conduire. A partir de maintenant, qu’il ne bouge pas, c’est tout.
La voiture du secrétaire était un modèle spécial et, par conséquent, différent des autres. Elle attirait l’attention. Son gyrophare vert qui pivotait de droite à gauche et de gauche à droite avec une précision de métronome dardait ses éclairs d’émeraude. Les passants s’arrêtaient pour regarder. Les véhicules venant d’en face se hâtaient de se ranger respectueusement.
Si la voiture avait, été plus discrète, les passants auraient peut-être eu le temps de remarquer l’Ancien au visage blême assis, rigide et pétrifié, à l’arrière. Ils auraient pu se poser des questions, flairer quelque chose d’anormal.
Mais ils ne voyaient que la voiture.
Un soldat gardait l’étincelant portail de chrome qui s’élevait à une hauteur incongrue avec ce luxe ostentatoire propre à l’architecture impériale et qui offrait un tel contraste avec les bâtiments trapus et rébarbatifs caractéristiques de la civilisation terrienne. Il pointa son impressionnant fusil neutronique et la voiture s’arrêta.
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