— Tenez-le bien, haleta Arvardan avec une féroce exultation. (Se cramponnant au dossier d’une chaise, il essaya de reprendre son souffle.) Jusqu’à ce que je l’atteigne.
Il avança en traînant les pieds. Comme dans un cauchemar. Il pataugeait dans de la mélasse, il nageait dans le goudron. Les muscles tordus de crampes, il progressait avec une atroce lenteur. Il n’était pas – il ne pouvait être – conscient du duel terrible qui se jouait sous ses yeux.
Le secrétaire n’avait qu’une seule idée en tête : contraindre son pouce à appliques ; une infime pesée sur le bouton. Une poussée de 85 grammes fort exactement, la force nécessaire pour actionner l’éclatron. Il suffisait simplement d’ordonner à un tendon déjà à moitié contracté de frémir juste ce qu’il fallait, de… de…
Et la seule idée de Schwartz était de l’empêcher d’exercer cette pression mais au milieu du fouillis de sensations qui s’enchevêtraient dans l’attouchement de Balkis, il était incapable de discerner l’aire mentale correspondant à son pouce. C’était la raison pour laquelle tout son effort tendait à provoquer une stase générale.
L’attouchement se rebellait pour échapper à cette emprise. C’était à une intelligence rapide et follement acérée que Schwartz, encore inexpérimenté dans ce domaine, avait affaire. Pendant quelques secondes, l’esprit du secrétaire restait au repos. Dans l’attente. Et, d’un seul coup, il lançait un ordre impétueux à tel muscle ou à tel autre avec une force effrayante.
C’était comme si Schwartz devait maintenir à tout prix une prise d’immobilisation en dépit des soubresauts frénétiques de son adversaire.
Mais rien de tout cela ne transparaissait. Il n’y avait que la crispation de sa mâchoire, le tremblement de ses lèvres qu’il se mordait au sang et, de temps en temps, l’imperceptible tension du pouce du secrétaire.
Arvardan s’arrêta pour se reposer. Il ne le voulait pas, mais il ne pouvait faire autrement. Il effleurait du bout de ses doigts tendus le vêtement de Balkis, mais était incapable de faire un mouvement de plus. Ses poumons brûlants ne parvenaient plus à envoyer à ses membres morts l’oxygène dont ils avaient besoin. L’effort qu’il faisait était tel que les larmes brouillaient -sa vue et que la souffrance embrumait son cerveau.
— Encore quelques minutes, Schwartz, balbutia-t-il. Juste quelques minutes. Tenez-le. Tenez-le…
— Schwartz secoua lentement, très lentement la tête. Je ne peux… pas…
En effet, le monde tout entier était en train de chavirer dans un brouillard chaotique et confus. Ses tentacules mentaux se durcissaient, perdaient leur élasticité.
Le pouce du secrétaire se posa à nouveau sur le bouton de contact. La tension ne faiblit pas. Progressivement, insensiblement, elle s’accentua.
Schwartz sentait ses yeux s’exorbiter et saillir les veines sur son front. Sentait l’horrible sentiment de triomphe qui montait dans l’esprit de Balkis…
C’est alors qu’Arvardan se rua en avant, les bras tendus, les doigts crispés. Son corps ankylosé le trahit et il s’écroula.
Le secrétaire à la volonté enclouée tomba avec lui et son arme, lui échappant, alla rouler au loin. Presque dans le même instant, il s’arracha à l’emprise mentale de Schwartz qui s’affaissa, l’esprit en déroute.
Balkis s’efforça avec une énergie farouche de se dégager du poids mort d’Arvardan qui l’écrasait. Il lança un furieux coup de genou dans le bas-ventre de l’archéologue en même temps qu’un coup de poing latéral à la mâchoire. Alors, il se releva d’une poussée et Arvardan, terrassé par la douleur, s’effondra comme une poupée de chiffons.
Haletant, échevelé, le secrétaire se remit debout en titubant – et s’immobilisa.
Shekt, à plat ventre, tenait l’éclatron dans la main droite. Elle tremblait et il la maintenait de son autre main mais l’arme, même si elle frémissait, était pointée sur Balkis.
— Mais qu’espérez-vous encore, imbéciles ! s’exclama ce dernier d’une voix que la fureur étranglait. Je n’ai qu’à appeler…
— Et ce sera votre arrêt de mort – à vous, en tout cas, fit faiblement Shekt.
Me tuer ne vous servira à rien et vous le savez. Vous ne sauverez pas l’empire que vous nous avez livré et vous ne vous sauverez même pas vous-mêmes. Donnez-moi cet éclatron et vous pourrez repartir libres. Il tendit la main, mais Shekt se contenta de rire mélancoliquement.
— Je ne suis pas assez fou pour vous croire.
— Peut-être, mais vous êtes à moitié paralysé.
Et le secrétaire fit un écart à droite, beaucoup trop vite pour que le poignet débile du physicien puisse suivre le mouvement.
Mais Balkis qui s’apprêtait à bondir ne pensait plus à autre chose qu’à l’éclatron dont il fallait qu’il se tienne à couvert. Schwartz en profita pour lancer un ultime assaut. Son esprit frappa. Le secrétaire trébucha et bascula en avant comme s’il avait été assommé.
Arvardan avait péniblement réussi à se relever. Sa joue était violette et enflée et il marchait en boitillant.
— Pouvez-vous remuer, Schwartz ? demanda-t-il.
— Un peu, répondit le tailleur d’une voix cassée en se laissant glisser à bas de son banc.
— Personne ne vient ?
— Je ne décèle rien.
Arvardan, baissant les yeux, adressa un sourire crispé à Pola. Il avait posé la main sur les cheveux soyeux de la jeune fille qui le contemplait d’un regard noyé. Maintes fois, depuis deux heures, il avait été sûr et certain qu’il ne toucherait jamais plus sa chevelure, qu’il né verrait jamais plus son regard.
— Finalement, peut-être aurons-nous quand même un après, Pola.
Elle ne put que secouer la tête et répondre :
— Il n’y a pas assez de temps. Nous n’avons que jusqu’à mardi 6 heures.
— Pas assez de temps ? Eh bien, nous allons voir. (Arvardan se pencha sur l’Ancien prostré et lui releva la tête sans douceur.) Est-il vivant ? (De ses doigts gourds, il essaya en vain de trouver le pouls de Balkis et finit par lui poser la main à plat sur la poitrine.) Son cœur bat. Vous possédez un singulier pouvoir, Schwartz. Pourquoi n’avez-vous pas commencé par le réduire dans cet état, d’abord ?
Parce que je voulais seulement l’immobiliser. (Le visage décomposé de Schwartz témoignait de la torture qu’il avait subie.) Je pensais que si je parvenais à le paralyser, nous pourrions nous servir de lui comme d’un rempart, sortir sur ses talons.
— C’est possible ! s’écria Shekt avec une soudaine animation. Il y a le fort Dibburn où est stationnée la garnison impériale. C’est à moins d’un demi-mille d’ici. Une fois là-bas, nous serions en sécurité et nous pourrions prévenir Ennius.
— Une fois là-bas ! Il doit y avoir une centaine de gardes dans ce bâtiment et combien de centaines d’autres entre lui et le fort ? Et que voulez-vous qu’on fasse avec cet impotent ? Qu’on le porte ? Qu’on le pousse dans une petite voiture ?
Arvardan eut un rire sans joie.
— D’ailleurs, ajouta Schwartz sur un ton morne, je ne pourrai pas le neutraliser très longtemps. Vous avez vu… je n’y suis pas parvenu.
— Parce que vous manquiez d’expérience, rétorqua vivement le physicien. Maintenant, écoutez-moi, Schwartz. Je crois savoir comment vous opérez. Votre esprit est un récepteur qui capte les champs électromagnétiques du cerveau. Je pense que vous pouvez aussi émettre. Comprenez-vous ?
Schwartz semblait incertain.
— Il faut que vous compreniez, insista Shekt. Vous allez vous concentrer pour lui enjoindre de faire ce que nous voulons qu’il fasse. Et, pour commencer, nous allons lui rendre son éclatron.
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