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Philip Dick: Coulez mes larmes, dit le policier

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Philip Dick Coulez mes larmes, dit le policier

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Jason Taverner est un homme comblé : toutes les semaines, 30 millions de Fans regardent son show télévisé. Mais il se réveille un matin dans une chambre d'hôtel sordide pour s'apercevoir que son identité s'est évanouie sans laisser de trace : même sa maîtresse, la belle Heather Hart, ne se souvient plus de lui. Une situation pour le moins inconfortable, dans un Etat ultra-policier où tout défaut de papiers d'identité suffit à vous faire expédier dans un camp de travail… Seulement voilà : ce n'est pas un homme comme les autres. Produit d'une expérience secrète, Taverner est un un mutant aux nerfs d'acier qui mènera une lutte sans merci, sous les yeux d'un sentimental, contre la folie où vient de basculer le monde…

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— Cabinet Wolfer et Blaine, bonjour, susurra la voix de la standardiste.

— Passez-moi Bill. Ici Jason Taverner. Vous me connaissez.

— M eWolfer plaide aujourd’hui. Voulez-vous parler à M eBlaine ou préférez-vous que M eWolfer vous rappelle un peu plus tard quand il rentrera ?

— Est-ce que vous savez qui je suis ? Est-ce que vous savez qui est Jason Taverner ? Est-ce que vous regardez la télé ?

Sa voix, échappant à son contrôle, se cassa et se fit aiguë. Au prix d’un gros effort, il recouvra son sang-froid, mais il ne pouvait empêcher ses mains de trembler. En fait, il tremblait de la tête aux pieds.

— Je regrette, monsieur Taverner, mais je ne peux vous répondre à la place de M eWolfer ou…

— Est-ce que vous regardez la télé ? répéta Jason.

— Oui.

— Et vous n’avez pas entendu parler de moi ? Le show Jason Taverner, tous les mardis à vingt et une heures, ça ne vous dit rien ?

— Excusez-moi, monsieur Taverner, mais il faudrait que vous parliez directement à M eWolfer.

Laissez-moi votre numéro. Je lui demanderai de vous rappeler dans la journée.

Il raccrocha.

Je suis fou, se dit-il. Ou c’est elle qui est folle. Elle et Al Bliss, ce fils de pute. Seigneur !

D’un pas mal assuré, il s’éloigna du téléphone, se laissa choir dans une des bergères défraîchies. C’était bon de s’asseoir. Fermant les yeux, il s’astreignit à respirer lentement et profondément. Et à réfléchir.

J’ai cinq mille dollars en grosses coupures du gouvernement. Donc, je ne suis pas complètement démuni.

Cette bestiole est sortie de ma poitrine, y compris ses tubes suceurs. Ils ont sans doute réussi à m’opérer, à l’hôpital. Au moins, je suis vivant. C’est déjà une consolation. Est-ce qu’il y a eu un trou dans le temps ? Si seulement j’avais un journal…

Un numéro du Los Angeles Times était posé sur un divan. Il regarda la date. 12 octobre 1988. Pas de trou dans le temps. C’était le lendemain de son show, le lendemain du jour où Marilyn l’avait expédié, mourant, à l’hôpital.

Une idée lui vint. Il feuilleta le journal jusqu’à ce qu’il eût trouvé la page des spectacles et variétés. Actuellement, il se produisait le soir dans le Salon persan du Hollywood Hilton – et cela depuis trois semaines. Sauf le mardi, bien sûr, à cause du show.

Le placard que le Hilton faisait régulièrement publier depuis trois semaines n’était nulle part. Peut-être qu’ils l’ont changé de page, songea-t-il, déconcerté. Il passa donc toute la rubrique au peigne fin, annonce par annonce. Or sa photo paraissait régulièrement dans le journal ou un autre depuis dix ans. Sans interruption.

Je vais encore faire une tentative, décida-t-il. Je vais essayer Mory Mann.

Il sortit son portefeuille pour y chercher le bout de papier sur lequel il avait noté le numéro de Mory.

Son portefeuille était singulièrement mince.

Toutes ses pièces d’identité avaient disparu – les documents qui lui permettaient de rester vivant, de franchir les barrages des pols et des nats sans qu’on lui tire dessus ou qu’on l’envoie dans un camp de travail.

Je ne survivrai pas deux heures sans mes papiers d’identité, pensa-t-il. Je ne me risquerais pas à quitter le hall de cet hôtel sordide pour m’aventurer sur le trottoir. Ils me prendraient pour un étudiant ou un professeur échappé d’un campus et je passerais le reste de mon existence à travailler comme un esclave. Je suis ce qu’on appelle une non-personne.

La première chose à faire est de rester vivant. Au diable Jason Taverner, l’animateur public. On verra cela plus tard.

Il sentait ses puissants rouages de six se mettre déjà en branle dans son cerveau. Je ne suis pas comme les autres hommes, se dit-il. Je trouverai un moyen de sortir de ce pétrin, quel qu’il soit. D’une façon ou d’une autre.

Par exemple, avec tout l’argent que j’ai sur moi, je peux aller à Watts pour acheter de fausses cartes. Un jeu complet. D’après ce que j’ai entendu dire, il doit y avoir une centaine de petits faussaires qui vivotent de cette manière. Mais je n’aurais jamais imaginé que j’en serais réduit à avoir recours à ces gens-là. Moi, Jason Taverner, un présentateur chéri de trente millions de téléspectateurs. Mais les choses ne se passeront pas ainsi !

Sur ces trente millions de personnes, il y en a quand même bien une qui se souvient de moi. Si « se souvenir » est l’expression qui convient. Je m’exprime comme si un temps fou s’était écoulé, comme si j’étais un vieillard, une gloire passée qui rumine ses anciens succès. Eh bien, non ! Pas question de cela !

Retournant au téléphone, il chercha le numéro du centre de contrôle de l’état civil de l’Iowa. Cela lui coûta plusieurs dollars or mais, après une longue attente, il finit par l’obtenir.

— Je m’appelle Jason Taverner, dit-il au préposé. Je suis né le 16 décembre 1946 au Memorial Hospital de Chicago. Voudriez-vous me donner confirmation et me délivrer une copie de mon certificat de naissance ? J’en ai besoin pour une demande d’emploi.

— Oui, monsieur. (L’employé mit la ligne en attente ; Jason patienta. Il y eut un déclic.) M. Jason Taverner, né à Cook County le 16 décembre 1946 ?

— Oui.

— Il n’y a pas trace de naissance de cette personne à la date et au lieu indiqués. Êtes-vous absolument sûr de l’exactitude de ces données ?

— Vous me demandez si je connais mon nom, ma date et mon lieu de naissance ? (À nouveau, le contrôle de sa voix lui échappa mais, cette fois, il ne chercha même pas à se ressaisir. La panique le submergeait.) Merci.

Il raccrocha, secoué de violents tremblements. Son esprit tremblait tout comme son corps.

Je n’existe pas . Il n’y a pas, il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais de Jason Taverner. Ma carrière, je m’en balance. Je ne veux qu’une chose : vivre. Si quelqu’un ou quelque chose désire effacer ma carrière, soit ! Qu’il ne se gêne pas. Mais me sera-t-il seulement permis d’exister ? D’ailleurs, suis-je même né ?

Quelque chose bougea dans sa poitrine et il songea avec horreur : ils n’ont pas extrait tous les suceurs. Il y en a qui continuent à se développer et à se nourrir de ma substance. Cette fichue salope de fille sans talent ! Je lui souhaite de finir sur le trottoir à vingt-cinq cents la passe. Après ce que j’ai fait pour elle, en lui décrochant ces deux auditions avec des directeurs artistiques. Mais merde – j’ai fini par me l’envoyer. Je suppose que nous sommes quittes.

De retour dans sa chambre, il s’étudia longuement devant le miroir piqué. Physiquement, il n’avait pas changé – sauf qu’il avait besoin d’un bon coup de rasoir. Pas vieilli. Pas une seule ride nouvelle. Pas un seul cheveu gris de plus. Des épaules et des biceps robustes. Toujours la même taille fine qui lui permettait de s’habiller mannequin.

Et c’est important pour son image de marque, se dit-il. Quel genre de costumes l’on peut porter, en particulier ces modèles près du corps. Je dois bien en avoir une cinquantaine, calcula-t-il. Enfin, j’avais. Où sont-ils à présent ? rêvassa-t-il. L’oiseau s’est envolé ; dans quel pré chante-t-il désormais ? Ou quelque chose d’approchant. Une réminiscence du passé, datant de l’école primaire. Oubliée jusqu’à cet instant. Étrange ce qui surnage dans l’esprit, lorsqu’on se trouve dans une situation inconnue et inquiétante. Parfois les pires trivialités imaginables.

Si le désir était un destrier, alors les mendiants voleraient. Une maxime de ce style, qui suffit à vous obséder.

Il se demanda combien il y avait de barrages de police entre ce misérable hôtel et le plus proche faussaire de Watts ? Dix ? Treize ? Deux ? En ce qui me concerne, conclut-il, le premier sera le bon. Un contrôle imprévu par un véhicule de patrouille et une équipe de trois. Avec leur fichu matériel radio qui les relie au centre des données pol-nats de Kansas City, où ils conservent tous les dossiers.

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