Tout était si difficile. Il venait de traverser une expérience déprimante : il avait pris sa douche dans un bac attenant à la chambre. C’était peut-être le comble du raffinement mais, pour lui, cela lui paraissait plutôt un remarquable manque d’hygiène.
Il demanda d’un ton sec :
— Comment éteint-on la lumière ?
A la tête du lit luisait une veilleuse. C’était peut-être pour faciliter la lecture d’un livre sur la visionneuse avant de s’endormir, mais Baley n’était pas d’humeur à lire.
— On s’en occupera dès que vous serez couché, si vous manifestez l’envie de dormir.
— Qui, on ? Les robots qui surveillent, n’est-ce pas ?
— C’est leur travail.
— Jehoshaphat ! Mais qu’est-ce que ces Solariens peuvent faire par eux-mêmes ? grogna Baley. C’est merveille que je n’aie pas eu de robot pour me frotter le dos sous la douche !
Sans l’ombre d’un sourire, Daneel répondit :
— Vous en auriez eu un si vous en aviez manifesté le désir. Quant aux Solariens, ils font ce qu’ils ont envie de faire. Aucun robot ne remplira sa tâche si on lui donne l’ordre précis de ne pas le faire, sauf s’il est nécessaire qu’elle soit accomplie pour le bienêtre d’un humain.
— Bon bon ! Bonne nuit, Daneel.
— Je suis dans l’autre chambre, Elijah. Si, à n’importe quel moment, au cours de la nuit vous avez besoin de quelque…
— Oui, je sais. Les robots viendront.
— Il y a un bouton d’appel sur la table de nuit. Vous n’aurez qu’à le presser et je viendrai moi aussi.
Le sommeil fuyait Baley. Il ne cessait de se représenter la maison où il se trouvait, établie d’une manière si précaire sur l’écorce externe de ce monde, avec le vide tapi tout près comme un monstre.
Sur terre, sa pièce, si confortable, si douillette, si surpeuplée, était blottie parmi tant d’autres. Il y avait des douzaines de niveaux différents et des milliers de gens pour le séparer de la surface.
Mais, même sur Terre, essayait-il de se persuader, il y a des gens qui habitent le niveau le plus haut. Ils sont tout près de l’extérieur, sans autre protection. Bien sûr. Mais c’est pourquoi ils ont loué pour une bouchée de pain.
Puis il se mit à penser à Jessie, à des milliers d’années-lumière de lui.
Il avait terriblement envie de sortir du lit sur-le-champ, de s’habiller, d’aller la rejoindre. Ses pensées devenaient de plus en plus confuses. Si seulement il y avait un tunnel, un petit tunnel mignon, bien tiède, creusé dans le rocher et le métal, du solide, du sérieux, un petit tunnel pour aller de Solaria jusqu’à la Terre, eh bien ! il marcherait, marcherait, mar-che-rait.
Il reviendrait jusqu’à la Terre, à pied, jusqu’à Jessie, jusqu’au bien-être, jusqu’à la sécurité.
Sécurité ? Les yeux de Baley se rouvrirent d’un seul coup, ses bras se raidirent et il se redressa sur le coude, à peine conscient de ce qu’il faisait.
Sécurité – Sûreté – Cet homme, Hannis Gruer, était le chef de la Sûreté Solarienne. C’est ce qu’avait dit Daneel. Et qu’est-ce que ce mot de sûreté voulait dire ici ? Si c’était la même chose que sur Terre, et pourquoi eût-ce été différent, cet homme, ce Gruer, était responsable de la sécurité du territoire de Solaria, contre toute invasion venue de l’extérieur, et toute révolte à l’intérieur.
Pourquoi s’intéressait-il à une histoire de meurtre ? Etait-ce en raison du manque de police sur Solaria que le ministère de la Sûreté s’occupait d’un meurtre, parce que le plus proche, par ses attributions, d’un ministère de la Justice ?
Gruer avait semblé à l’aise tant qu’il s’adressait à Baley ; mais ses regards furtifs qu’il n’avait cessé de lancer à Daneel ?
Avait-il des soupçons sur les mobiles de Daneel ? Baley lui-même avait ordre de garder les yeux bien ouverts, et il était fort possible qu’on ait donné des instructions identiques à Daneel.
C’était tout naturel, de la part de Gruer, de craindre toute tentative d’espionnage : son travail lui faisait une règle d’avoir des soupçons dès qu’il s’agissait d’une question où il était normal qu’il pût en avoir. Et il n’aurait pas de grosses craintes vis-à-vis de Baley, un Terrien, un représentant du monde le moins redoutable de toute la Galaxie. Tandis que Daneel était un homme d’Aurore, le plus ancien, le plus vaste, le plus puissant des Mondes Extérieurs. Là était toute la différence. Et Gruer, Baley s’en souvenait maintenant, n’avait pas adressé la parole à Daneel.
De même, quelles raisons pouvaient pousser Daneel à se faire passer pour un homme, au point de singer si remarquablement les attitudes humaines ? L’explication précédente que s’était donnée Baley, une supercherie destinée à rehausser l’orgueil des gens qui avaient conçu et réalisé Daneel sur Aurore, pêchait par insignifiance. Il semblait évident maintenant que cela visait un but beaucoup plus sérieux.
Un homme pouvait s’attendre à bénéficier de l’immunité diplomatique, d’une certaine courtoisie, d’une certaine gentillesse, mais pas un robot.
Mais alors, pourquoi Aurore n’avait-elle pas envoyé un homme véritable ? Pourquoi jouer son va-tout sur un bluff pareil. La réponse sauta immédiatement à l’esprit de Baley. Un homme d’Aurore, un Spacien, n’aurait jamais accepté de faire équipe d’une manière aussi prolongée et aussi intime avec un Terrien.
Mais à supposer que toutes ces déductions fussent exactes, pourquoi fallait-il qu’on ait trouvé ce meurtre si important pour que Solaria admît sur son sol un Terrien et, plus encore, un Aurorain ?
Baley avait l’impression d’être pris au piège.
Il était pris au piège de Solaria, par les nécessités de sa mission, des dangers que courait la Terre. Il était pris au piège de mœurs qu’il pouvait difficilement supporter, et d’une responsabilité dont il ne pouvait se débarrasser. Et, en plus de tout cela, il se trouvait probablement pris au piège d’un conflit entre Spaciens alors qu’il se trouvait incapable d’en comprendre l’essence.
Il finit par s’endormir. Il ne sut pas quand il passa de l’état de veille au sommeil : ses pensées, à un moment donné, devinrent de plus en plus floues, et il ouvrit les yeux alors que la tête de son lit luisait de tout son poli et que le plafond avait l’éclat frais du jour. Il regarda sa montre.
Des heures s’étaient écoulées. Les robots qui dirigeaient la maison avaient dû décider qu’il était temps que Baley s’éveille : aussi avaient-ils fait en sorte qu’il ouvre les yeux.
Il se demanda si Daneel était réveillé lui aussi, et se rendit compte immédiatement de l’illogisme de son idée : Daneel ne pouvait pas dormir. Il se demanda alors s’il avait feint de dormir pour bien jouer le rôle qu’on lui avait donné. S’était-il déshabillé ? Avait-il passé un pyjama ?
Comme si les pensées de Baley l’avaient évoqué, Daneel entra à ce moment :
— Bonjour, Elijah.
Le robot était habillé de pied en cap, la figure parfaitement reposée :
— Avez-vous bien dormi ? continua-t-il.
— Oui, fit Baley, d’un ton peu amène, et vous ?
Il sauta du lit et se précipita dans la salle de bains pour se raser et procéder à son habituelle toilette du matin, en criant :
— Si un robot se présente pour me raser, renvoyez-le ! Ils me rasent déjà assez, même quand je ne les vois pas !
Il se regardait, tout en se rasant, et s’émerveillait un peu de voir que le visage reflété dans le miroir était si semblable à celui qu’il voyait sur Terre. Ah ! si seulement ce reflet était un autre Terrien, avec lequel il pût parler, au lieu d’un simple jeu de lumière qui lui restituait son image familière ; s’il pouvait revoir avec lui en détail tout ce qu’il avait déjà appris, aussi mince et insignifiant que ce fût !
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