— Vraiment, aucune ? demanda Baley.
Gruer eut un sourire et haussa légèrement les épaules.
— Il n’y a jamais de crime ici. Notre population est faible et trop clairsemée. Il n’y a pas d’occasion de commettre des crimes, et donc pas d’occasion pour qu’il faille une police pour les réprimer.
— Oui, je vois. Et malgré tout, il y a eu crime pourtant.
— Hélas ! Mais c’est le premier acte de violence criminelle en deux siècles d’Histoire.
— Il est bien triste, alors, que ce soit un meurtre qui en ouvre la liste.
— C’est bien triste, en vérité. D’autant plus triste même que la victime était une personne que nous ne pouvions nous permettre de perdre. Le dernier être à laisser tuer. Et le meurtre s’est déroulé dans des conditions particulièrement affreuses.
— Je présume que l’on ignore qui peut être l’assassin, dit Baley. Sinon, pourquoi faire venir un détective de la Terre ?
Gruer parut alors fort mal à son aise. Il jetait des regards de côté à Daneel, qui restait assis, sans bouger, une machine calme qui ne perdait pas un mot de la conversation.
Baley savait pouvoir compter sur Daneel à n’importe quel moment de l’avenir, pour lui restituer, mot pour mot, tout ce qui avait été dit, quelle que pût être la durée de l’entretien. C’était un magnétophone qui se déplaçait et parlait comme un homme.
Gruer le savait-il ? Les regards qu’il lançait à Daneel semblaient révéler une certaine inquiétude.
— Non, dit Gruer, je ne puis dire que nous ignorons qui est l’assassin, car, en fait, il n’y a qu’une seule personne qui ait eu la possibilité de commettre ce crime.
— Vous êtes bien sûr que cette personne n’a pas eu seulement une occasion de le commettre ?
Baley n’avait qu’une confiance très limitée dans les affirmations gratuites ; et aucune affection pour les détectives en chambre qui, par la seule logique, découvraient des certitudes et des évidences au lieu de simples probabilités.
Mais Gruer dit, secouant sa tête chauve :
— Non, il n’y a qu’une seule personne qui ait pu le faire. Il est impossible que ce soit quelqu’un d’autre, matériellement impossible.
— Matériellement impossible ?
— Je vous le certifie.
— Alors, il n’y a pas de problème.
— Bien au contraire, le problème est plus ardu que jamais. Car cette seule personne n’a pu commettre ce crime non plus.
Avec un calme olympien, Baley proféra :
— Donc, personne n’a commis de crime.
— Oui. Et pourtant ce crime a eu lieu, et Rikaine Delmarre est mort.
« C’est déjà quelque chose », pensa Baley. Jehoshaphat ! J’ai enfin un petit quelque chose : le nom de la victime. Me voilà bien avancé ! »
Il sortit néanmoins son carnet, et avec gravité nota le renseignement, en partie sous l’emprise d’un plaisir sardonique à montrer qu’enfin il avait pu dénicher ne serait-ce que le fait le plus insignifiant, et en partie, pour éviter de dévoiler, avec une netteté trop grande, qu’il était assis près d’un véritable magnétophone qui n’avait nul besoin de prendre des notes.
— Comment s’écrit le nom de la victime ? demanda-t-il.
Gruer l’épela.
— Quelle profession, je vous prie, monsieur ?
— Fœtologue.
Baley l’orthographia au son, mais n’insista pas.
— Maintenant, dit-il, qui pourrait me donner une version personnelle des circonstances du meurtre ? De préférence, un témoin direct.
Le sourire de Gruer tourna au rictus et de nouveau son regard se porta sur Daneel, pour se poser ailleurs.
— Sa femme, inspecteur.
— Sa femme… ?
— Oui. Elle s’appelle Gladia.
Gruer prononçait le prénom en trois syllabes, accentuant la seconde.
— Ont-ils des enfants ? dit Baley, le regard fixé sur ses notes.
N’obtenant pas de réponse, il leva la tête, en répétant : « Des enfants ? »
Mais Gruer faisait une épouvantable grimace, comme s’il avait mangé quelque chose d’amer. Il semblait prêt à vomir, et dit finalement avec effort :
— Comment le saurais-je ?
— Hein ! fit Baley.
Gruer se dépêcha d’ajouter :
— En tout cas, je pense qu’il vaut mieux différer à demain le début réel de l’enquête. Je sais que vous avez fait un voyage éprouvant, monsieur Baley, et que vous devez être passablement fatigué et avoir très faim.
Baley, qui allait se récrier, s’aperçut soudain que l’idée de manger le tentait terriblement et se contenta de dire : « Nous ferez-vous l’honneur de partager notre repas ? » tout en sachant bien que Gruer, Spacien, déclinerait l’invitation. (Cependant, il avait réussi à lui faire dire « monsieur Baley », au lieu « d’inspecteur Baley ». C’était déjà un point d’acquis.)
— Des engagements antérieurs rendent cela impossible. Il me faut vous quitter. Je vous prie de m’excuser.
Baley se leva. Il eût été poli de raccompagner Gruer jusqu’à la porte. Mais, en premier lieu, l’idée d’aller jusqu’au seuil et aux espaces découverts ne le tentait guère. Et de plus il ignorait totalement où se trouvait ladite porte. Aussi resta-t-il debout, ne sachant trop que faire.
Gruer fit un signe de tête, en souriant :
— J’aurai l’occasion de vous revoir. Vos robots connaissent la combinaison pour me toucher si vous désirez me parler.
Et il disparut.
Baley poussa un cri de surprise. Gruer et la chaise où il était assis s’étaient volatilisés. Le mur, derrière Gruer, le plancher sous ses pieds avaient complètement changé en l’espace d’un clin d’œil.
Daneel dit avec calme :
— De toute la conversation, il n’a jamais été là en chair et en os. Ce n’était qu’une image tridimensionnelle. Je pensais que vous le saviez : vous avez des récepteurs tridimensionnels sur Terre.
— Oui, mais pas comme celui-ci, murmura Baley.
L’image tridimensionnelle sur Terre était enfermée dans un champ de forme cubique, qui scintillait contre l’arrière-plan. L’image elle-même n’avait pas de stabilité et, sur Terre, on ne pouvait confondre l’apparence et la réalité ; mais ici…
Ce n’était pas étonnant que Gruer n’ait pas mis de gants et qu’il n’ait pas eu besoin de filtre dans les narines non plus.
Daneel dit :
— Voudriez-vous venir manger, maintenant, Elijah ?
Le repas fut pour Baley un calvaire imprévu : des robots ne cessaient d’apparaître : l’un pour mettre la table, un autre pour porter les plats…
— Mais combien donc y en a-t-il dans cette maison, Daneel ? s’enquit Baley.
— Une cinquantaine, Elijah.
— Et pourquoi restent-ils là, tandis que nous mangeons ? (L’un des robots s’était retiré dans un coin, sa tête de métal poli aux yeux luisants tournée dans la direction de Baley.)
— C’est la coutume, dit Daneel. L’un d’entre eux reste toujours présent, au cas où nous aurions besoin de ses services. Mais si sa présence vous gêne, ordonnez-lui simplement de partir.
Baley haussa les épaules : «Bon ! Qu’il reste ! »
Dans des circonstances normales, Baley eût trouvé la chère délicieuse. Mais maintenant, il mangeait sans goût. Il remarqua, par réflexe, que Daneel mangeait aussi avec une espèce de détachement impersonnel. Bien sûr, un peu plus tard, il irait vider le réceptacle de chlorure de vinyle qui lui servait « d’estomac » pour faire disparaître les aliments absorbés. Mais, de toute façon, Daneel continuait à bien jouer son rôle d’homme.
— Fait-il nuit dehors ? demanda Baley.
— C’est la nuit, en effet, répondit Daneel.
Baley jeta un regard sombre sur le lit. Il était trop vaste. Toute la chambre, d’ailleurs, était trop grande. Et puis, il n’y avait pas de couverture, rien que des draps. Tout cela ne lui donnerait guère l’illusion d’une protection.
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