Robert Silverberg - La reine du printemps

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Pendant plus de sept cent mille ans, le Peuple avait vécu dans une caverne profonde, un Nid. Au dehors, la Terre avait été bombardée tout ce temps par une pluie de comètes et d’astéroïdes : un phénomène qui se reproduit sur Terre tous les vingt-six millions d’années et qui est responsable de l’extermination en masse d’espèces, comme jadis les dinosaures.
Mais le Peuple avait survécu, grâce à la prévoyance de ceux qui l’avaient précédé : les vrais humains. Et cela avait été un choc pour Hresh, l’enfant curieux devenu homme-mémoire et chef de sa tribu, de découvrir que le Peuple n’était pas humain, tout au plus les descendants améliorés de singes disparus. Mais le Peuple représentait désormais l’humanité sur Terre et il lui fallait redécouvrir l’héritage que les grandes races avaient laissé, et trouver sa propre voie. A peine l’avait-il entrepris qu’il se heurtait à l’expansionnisme d’une autre espèce qui avait, elle aussi, franchi le Long Hiver, les hijks, une espèce intelligente, constituée sur le mode de la fourmilière, et qui proposait à tous les peuples l’adoration de sa reine, la Reine du Printemps.

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Comment était-ce possible ? La contradiction le laissait totalement désorienté.

En tout état de cause, quelles que fussent l’identité et la mission de cet étrange jeune homme, il n’y avait aucune raison de le laisser attaché de la sorte.

— Détachez-le, ordonna Husathirn Mueri.

— Mais, Votre Grâce, s’il s’enfuit…

— Il est venu dans un but bien précis et il n’a pas l’intention de s’enfuir. Détachez-le.

Curabayn Bangkea défit le nœud. L’étranger sembla se redresser, mais il ne fit pas un geste.

— C’est moi qui siège aujourd’hui sur le trône de justice de ce tribunal. Je m’appelle Husathirn Mueri. Qui êtes-vous et qu’êtes-vous venu faire dans la Cité de Dawinno ?

Le jeune homme commença à agiter rapidement et nerveusement les doigts, et à émettre des sons rauques qui semblaient venir du fond de la poitrine, comme s’il avait voulu cracher aux pieds du juge.

Husathirn Mueri s’enfonça dans son siège en réprimant un frisson. Il avait presque le sentiment d’avoir un vrai hjjk dans la salle du trône et il sentit le dégoût monter en lui.

— Je ne parle pas le langage des hjjk, déclara-t-il d’un ton glacial.

— Shhhtkkk, dit le garçon, ou quelque chose d’approchant. Gggk thhhhhsp shtgggk.

Puis il articula un autre mot qu’il sembla arracher du plus profond de sa gorge comme quelque chose de douloureux et de gênant dont il lui aurait fallu se débarrasser.

— Paix.

— Paix ?

— Paix, répéta le jeune homme en inclinant la tête. Amour.

— Amour, dit Husathirn Mueri en hochant lentement la tête.

— Cela s’est passé de la même manière quand je l’ai interrogé, murmura Curabayn Bangkea.

— Taisez-vous, dit Husathirn Mueri avant de se retourner vers le jeune étranger.

— Je vous le demande encore une fois : comment vous appelez-vous ? interrogea-t-il d’une voix claire et forte, comme si cela pouvait changer quelque chose.

— Paix. Amour. Ddddkdd ftshhh.

— Quel est votre nom ? répéta Husathirn Mueri.

Il tapota sa poitrine à l’endroit où les deux spirales de poils blancs qu’il avait héritées de sa mère se croisaient au milieu de l’épaisse fourrure noire.

— Je m’appelle Husathirn Mueri. Husathirn Mueri est mon nom. Mon nom. Son nom, poursuivit-il en tendant le doigt vers le capitaine des gardes, est Curabayn Bangkea. Curabayn Bangkea. Et votre nom…

— Shthhhjjk Vtstsssth. Njnnnk !

Le garçon semblait faire de violents efforts pour articuler. Les muscles frémissaient sur ses joues creusées ; il roulait les yeux, il serrait les poings et enfonçait les coudes dans ses côtes saillantes. Et brusquement une phrase complète et compréhensible sortit de ses lèvres.

— Je viens avec la paix et l’amour de la Reine.

— Vous voyez bien que c’est un émissaire ! s’écria le capitaine des gardes avec un sourire de triomphe.

Husathirn Mueri acquiesça de la tête. Curabayn Bangkea s’apprêtait à dire autre chose, mais Husathirn Mueri lui imposa le silence d’un geste impatient de la main.

Ce doit être un enfant que les hjjk ont enlevé en bas âge, se dit-il. Depuis lors, il a vécu parmi eux, dans leur inaccessible empire nordique. Et il a été renvoyé dans la cité où il a vu le jour pour transmettre Yissou sait quelles exigences de la reine des insectes.

Les desseins des hjjk étaient insondables, tout le monde le savait. Mais le message dont ce garçon était porteur et qu’il s’efforçait si douloureusement de transmettre pouvait annoncer l’ouverture d’une nouvelle phase dans les rapports tendus entre le Peuple et les insectes. Husathirn Mueri, qui n’était qu’un des princes de la cité et qui arrivait à l’âge où il devient essentiel d’aspirer à de plus hautes fonctions, trouvait de bon augure que l’étranger soit arrivé le jour où la magistrature était sienne. Tout cela devait pouvoir être mis à profit. Mais il lui fallait d’abord comprendre ce que l’émissaire essayait de dire.

Le nom d’un interprète lui vint aussitôt à l’esprit. Le plus fameux de tous les captifs revenus dans la cité, le seul enfant de haute naissance jamais enlevé : Nialli Apuilana, la fille de Taniane et de Hresh. Si quelqu’un entendait un peu le hjjk, c’était elle. Quelques années plus tôt, elle avait passé trois mois en captivité chez les insectes. Son enlèvement aux portes de la ville avait mis toute la population en émoi. Quoi de plus naturel : la fille unique du chef et du chroniqueur kidnappée par les insectes ! Lamentations, effervescence populaire, recherches frénétiques dans tout le territoire avoisinant. Tout cela en pure perte. Mais, quelques mois plus tard, la jeune fille était subitement réapparue, comme tombée du ciel, hébétée, mais sans dommage apparent. Comme tous ceux qui étaient revenus de chez les hjjk, elle avait refusé de parler de sa captivité, mais, comme les autres, elle avait subi une altération de sa personnalité. La jeune fille était devenue bien plus distante et versatile qu’auparavant, elle qui l’était déjà beaucoup.

Était-il prudent d’entraîner Nialli Apuilana dans cette histoire ? Une alliée aussi entêtée, aux réactions aussi imprévisibles, serait dangereuse. De sa puissante mère et de son visionnaire de père, elle avait hérité une grande versatilité et nul n’avait d’autorité sur elle. À l’âge de seize ans et quelques mois, elle vagabondait dans la cité, libre comme le vent. Jamais, à la connaissance de Husathirn Mueri, elle n’avait permis à un homme de s’accoupler avec elle, pas plus qu’elle n’avait fait l’expérience du couplage, sauf, cela allait sans dire, à l’occasion de son jour de couplage et avec Boldirinthe, la femme-offrande. Mais il ne s’agissait que du rituel accompli le jour de ses treize ans, destiné à marquer son entrée dans l’âge adulte et auquel nul ne pouvait se soustraire. Les hjjk l’avaient enlevée dès le lendemain. D’aucuns affirmaient qu’elle n’avait jamais été enlevée et qu’elle s’était simplement enfuie après ce premier couplage qui l’avait bouleversée. Mais Husathirn Mueri soupçonnait qu’il n’en était rien. À son retour, la jeune fille était trop bizarre pour ne pas avoir réellement passé ces quelques mois chez les hjjk.

Mais un autre facteur entrait en ligne de compte : Husathirn Mueri brûlait pour Nialli Apuilana d’un désir fervent et caché qui dévorait son âme comme la matière en fusion dans les entrailles de la planète. Il voyait en elle la clé de son accession au pouvoir, à la condition qu’elle accepte de devenir sa compagne. Mais il n’avait jamais osé s’en ouvrir à elle, pas plus qu’à quiconque. S’il réussissait à l’entraîner dans cette affaire, cela contribuerait peut-être à forger entre eux le lien auquel il aspirait de tout son être.

— Allez demander à l’un des huissiers vautrés dans le couloir d’aller chercher Nialli Apuilana, dit-il à Curabayn Bangkea d’une voix impérieuse.

Nialli Apuilana demeurait dans la Maison de Nakhaba. Elle occupait l’une des petites pièces au dernier étage de l’aile nord de l’énorme bâtiment aux tours en forme de flèches et à l’immense réseau de couloirs. Que ce fût un dortoir pour les prêtres et les prêtresses lui importait peu et encore moins que ces ministres du culte se fussent voués à un dieu Beng alors que son sang était celui de la tribu Koshmar. Ces vieilles distinctions tribales étaient en voie de disparition.

Quand elle avait décidé d’élire domicile dans la Maison de Nakhaba, le prince Thu-kimnibol lui avait demandé si elle avait fait ce choix dans le seul but de choquer tout le monde. Avec un bon sourire pour ôter toute causticité à sa question, mais elle n’en avait pas moins été piquée au vif.

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