— Et que j’ai réussi à m’en libérer. Mais pas entièrement. Je ne pourrai jamais m’en libérer totalement. La Reine sera toujours en moi.
— Comme Elle est en moi ? s’écria-il d’une voix angoissée, les yeux étincelants.
— Oui, je crois.
— Mais alors, comment puis-je livrer cette guerre, si mon ennemie fait partie de moi et si je fais partie d’Elle ?
— Il n’y a aucun moyen, répondit-elle après une hésitation.
— Je méprise les hjjk ! Je veux les exterminer !
— C’est vrai. Mais jamais tu ne te permettras de le faire.
— Alors, je suis perdu, Nialli ! Nous sommes tous perdus !
Elle détourna le regard et le plongea dans l’ombre.
— Tu ne vois donc pas que c’est la terrible épreuve que nous imposent les dieux ? Il n’y a pas de solution facile. Mon père croyait que nous pourrions trouver un terrain d’entente avec les hjjk, que nous pourrions vivre en harmonie avec eux, comme les yeux de saphir et les autres races vivaient à leurs côtés à l’époque de la Grande Planète. Mais, malgré toute sa sagesse, il se trompait. Tandis que je me libérais de l’emprise de la Reine, il y succombait à son tour. Et il s’est laissé submerger. Mais nous ne sommes plus à l’époque de la Grande Planète et l’assimilation de deux races aussi différentes que les nôtres est impossible. Les hjjk ont naturellement envie de dominer et d’absorber. Tout ce que nous pouvons espérer, c’est les tenir en échec, comme l’ont peut-être fait les autres races de la Grande Planète.
— Et pourquoi ne pas les exterminer ?
— Parce que nous n’avons probablement pas les moyens de le faire. Et que, si jamais nous réussissions, il nous en coûterait beaucoup.
— Nous ne pouvons donc espérer mieux que de les tenir à distance ? dit Thu-kimnibol en secouant la tête. Tracer une frontière au milieu du continent, avec les hjjk d’un côté et le Peuple de l’autre ?
— Oui.
— C’est ce que la Reine nous avait proposé au départ. Pourquoi avons-nous donc refusé ? Si nous avions accepté de signer ce traité, nous nous serions épargné bien des pertes et des malheurs.
— Non, dit Nialli Apuilana. Tu oublies quelque chose d’important. Elle n’avait pas seulement proposé une division du territoire, mais également d’envoyer dans nos cités des penseurs du Nid changés de répandre Ses vérités et Son plan. Ils seraient parvenus à la longue à propager chez nous l’amour de la Reine et nous serions tombés à jamais en Son pouvoir. Elle aurait exercé Son emprise sur nous tous, comme Elle l’a fait avec Kundalimon et avec moi. Elle aurait limité le taux d’accroissement de notre population afin que nous ne soyons jamais assez nombreux pour contrecarrer Ses desseins. Elle aurait choisi l’emplacement de nos nouvelles cités afin de conserver pour Son peuple la majeure partie de la planète. Telles auraient été les conséquences de ce traité. Ce qu’il nous faut, c’est la frontière, mais surtout pas l’infiltration des penseurs du Nid dans nos cités. Nous en avons déjà trop souffert.
— La guerre doit donc se poursuivre jusqu’à ce qu’elle soit vaincue. Puis il nous faudra supprimer radicalement le culte de la Reine dans notre cité.
Il se détourna et commença à marcher de long en large sous la tente.
— Par les Cinq ! Verrons-nous jamais la fin de tout cela ?
— Nous pouvons au moins en voir la fin pour ce soir, dit Nialli Apuilana en souriant.
— Que veux-tu dire ?
— Nous pouvons nous accorder ce soir un petit moment hors de la guerre, dit-elle en se rapprochant de lui dans la pénombre. Juste pour nous deux.
Son organe sensoriel se dressa et se frotta timidement contre le sien. Il frissonna et sembla contenir un mouvement de recul, comme s’il était incapable de se débarrasser des doutes et des inquiétudes qui l’assaillaient. Mais elle resta contre lui et le soulagea doucement de sa nervosité et de ses appréhensions. Au bout d’un moment elle sentit qu’il commençait à se détendre. Il se dressa comme une montagne au-dessus d’elle et referma les bras sur son corps. Elle prit ses mains et les plaça sur sa poitrine. Ils demeurèrent longtemps dans cette position en laissant la communion s’établir. Puis ils se laissèrent lentement glisser par terre, unis par l’âme et par le corps, et passèrent le reste de la nuit dans les bras l’un de l’autre.
L’aube se lève. Thu-kimnibol est encore plongé dans ses rêves. Sa poitrine massive monte et descend à un rythme régulier. Dans son sommeil, il a jeté sur son visage le bras qui brandit l’épée. Nialli Apuilana effleure son front de ses lèvres et sort doucement de la couche qu’ils partagent pour gagner l’autre extrémité de la tente.
Elle s’agenouille et murmure le nom de Yissou le Protecteur et fait le signe du dieu. Puis elle dit le nom de Dawinno le Destructeur, qui est aussi Dawinno le Transformateur, et elle fait le signe du dieu. Elle sent leur présence qui pénètre en elle et elle leur rend grâce.
Elle porte la main à l’amulette nichée dans l’épaisse fourrure de sa poitrine et elle évoque son père. Au bout d’un moment, elle le voit apparaître. Il brille devant elle, dans l’obscurité, et elle retrouve le sourire familier sur le visage familier au menton pointu. Il y a quelqu’un à ses côtés, un homme beaucoup plus âgé, à la fourrure blanche et à la poitrine creuse. Nialli Apuilana ne le connaît pas, mais sa présence semble bienveillante. Derrière eux, se trouve encore un autre inconnu d’un âge vénérable, un Beng si grand et si maigre que l’on dirait un long fétu prêt à s’envoler au moindre zéphyr.
Elle sort le Barak Dayir de sa bourse, le porte à son front en signe de respect et referme autour de lui la pointe de son organe sensoriel.
La musique céleste s’élève dans son âme et l’entraîne aussitôt au firmament.
Elle monte sans effort et sans crainte, avec confiance. Yissou, Dawinno et son père ne sont-ils pas à ses côtés ? Ce n’est que lorsqu’elle est très haut et que la planète n’est plus qu’un petit point au-dessous d’elle, qu’elle commence à éprouver une vague inquiétude. Il serait si facile de continuer à voler, de poursuivre cette ascension dans les espaces inconnus qui entourent la planète, de prolonger ce voyage au milieu des comètes, des lunes et des étoiles, et de ne jamais revenir. Il lui suffirait pour cela de trancher les amarres qui la retiennent à la Terre. Mais ce n’est pas ce qu’elle veut faire.
Ce qu’elle cherche, c’est la Reine. La Reine des Reines tapie dans Son antre, au plus profond du Nid des Nids, quelque part dans les territoires froids et désertiques du septentrion.
Elle projette son esprit devant elle. Elle a au début un moment d’incertitude, l’étrange sentiment d’une double destination. La Reine semble être en deux endroits à la fois, l’un très lointain, l’autre tout proche. Nialli Apuilana est d’abord décontenancée, puis elle comprend. Le souvenir lui revient du jour où, pendant la période affreuse qui a suivi la mort de Kundalimon et sa propre fuite dans les marais, elle avait lutté dans sa chambre contre tout ce qui possédait son esprit. La Reine était à l’intérieur d’elle ce jour-là et, depuis, Elle y est toujours restée. Sa présence menaçante n’a jamais abandonné sa place au plus profond de l’âme de Nialli.
Mais la Reine qui se trouve en elle n’est que l’ombre de la vraie Reine. Et c’est la Reine en personne et non Son ombre qu’elle veut voir.
— Me connaissez-vous ? s’écrie-t-elle. Je suis Nialli Apuilana, la fille de Hresh.
Des profondeurs du Nid des Nids lui parvient une réponse de la gigantesque créature blafarde qui se terre dans les entrailles du sol.
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