— Dans ce cas, si vous êtes, littéralement et réellement, la seule personne dans tous ces mondes capable d’avoir commis l’acte… Avez-vous tué Jander ?
— Je refuse de croire que Daneel ne vous a pas dit que j’ai nié ce crime !
— Il me l’a dit, si, mais je voudrais l’entendre de votre bouche.
Fastolfe croisa les bras et fronça les sourcils. Il répondit entre ses dents :
— Alors je vais vous le dire. Je n’ai pas fait cela ! Baley secoua la tête.
— Je pense que vous croyez ce que vous dites.
— Parfaitement. Et le plus sincèrement du monde. Je dis la vérité. Je ne l’ai pas fait.
— Mais si vous ne l’avez pas fait, si personne d’autre n’a pu le faire, alors… Mais un instant ! Je fais peut-être des suppositions injustifiées. Jander est-il réellement mort, ou bien ai-je été amené ici sous un prétexte fallacieux ?
— Le robot est réellement détruit. Il sera possible de vous le montrer, si la Législature ne m’interdit pas tout accès avant la fin de la journée… ce que je ne crois pas.
— Dans ce cas, si vous ne l’avez pas fait, si personne d’autre ne peut l’avoir fait et si le robot est bel et bien mort… qui a commis le crime ?
Fastolfe soupira.
— Je suis sûr que Daneel vous a dit ce que j’ai répété à l’enquête… mais vous voulez l’entendre de ma bouche ?
— En effet, docteur Fastolfe.
— Eh bien, voilà. Personne n’a commis le crime. C’est un accident spontané dans le flot positronique, le long des circuits cérébraux, qui a causé le gel mental de Jander.
— Est-ce probable ?
— Non, ça ne l’est pas. C’est même extrêmement improbable, mais si je ne l’ai pas commis, c’est la seule chose qui ait pu se passer.
— Ne pourrait-on pas répliquer qu’il y a une plus grande chance que vous mentiez plutôt qu’il ne se produise un accident imprévisible ?
— Beaucoup le prétendent. Mais comme je sais pertinemment que je n’ai pas commis ce crime, cela ne laisse qu’une seule possibilité, l’accident spontané.
— Et vous m’avez fait venir pour que je démontre – que je prouve – que cet accident spontané s’est effectivement produit ?
— Oui.
— Mais comment peut-on prouver un événement spontané ? Et c’est uniquement en le prouvant, semble-t-il, que je pourrai vous sauver, vous, la Terre et moi-même.
— En ordre d’importance croissante, monsieur Baley ?
Baley parut agacé.
— Eh bien, dans ce cas, vous, moi-même et la Terre.
— Je crains, répliqua Fastolfe, qu’après mûre réflexion, je doive conclure qu’il n’y a aucun moyen d’obtenir une telle preuve.
Baley regarda Fastolfe d’un air horrifié.
— Aucun moyen ?
— Aucun. Pas le moindre…
Sur ce, dans un soudain élan de distraction apparente, le savant s’empara de l’épiceur et confia :
— Vous savez, je suis curieux de savoir si je suis encore capable de faire la triple évolution.
Fastolfe jeta l’épiceur en l’air d’une torsion particulière du poignet. L’ustensile fit une cabriole et, quand il redescendit, Fastolfe le rattrapa au vol par son extrémité étroite, sur le côté de sa main droite (la paume en l’air et le pouce rentré). L’épiceur rebondit, vacilla et retomba contre le côté du creux de la main gauche. Il sauta de nouveau en sens inverse et fut rattrapé par le côté de la paume droite, et puis de nouveau sur la gauche. Après ce troisième saut, il fut soulevé avec suffisamment de force pour exécuter un saut périlleux. Fastolfe le saisit dans son poing droit, en tenant la main gauche tout près, la paume en l’air. Une fois l’épiceur attrapé, Fastolfe montra le creux de sa main et Baley y vit une grosse pincée de sel.
— C’est une démonstration puérile pour un esprit scientifique et dont l’effort est totalement disproportionné au résultat qui n’est, bien entendu, qu’une pincée de sel. Mais le bon maître de maison aurorain est fier de pouvoir faire une petite exhibition. Il y a des experts capables de garder l’épiceur en l’air pendant une minute et demie, en bougeant les mains si rapidement que l’œil peut à peine les suivre. Naturellement, ajouta le savant d’un air songeur, Daneel est capable d’accomplir ce genre de chose avec une plus grande habileté et bien plus rapidement que n’importe quel être humain. Je l’ai mis à l’épreuve de cette façon, pour vérifier le fonctionnement de ses circuits cérébraux. Mais il serait terriblement malséant de lui demander d’exhiber de tels talents en public. Cela humilierait inutilement les épicistes humains – c’est ainsi qu’on les appelle vulgairement, familièrement plutôt, et vous ne trouverez ce mot dans aucun dictionnaire.
Baley grogna et Fastolfe soupira.
— Oui, revenons à nos affaires, cela vaudra mieux.
— C’est dans ce dessein que vous m’avez fait traverser plusieurs parsecs dans l’espace.
— Certes, certes… Eh bien, continuons !
— Dites-moi, docteur Fastolfe, votre petite démonstration avait-elle une raison précise ?
— Ma foi, nous semblions être dans une impasse. Je vous ai fait venir ici pour faire quelque chose qui ne peut être fait. Votre expression était plutôt éloquente et, pour tout vous avouer, je ne me sentais pas plus à l’aise que vous. Il m’a paru, par conséquent, que nous avions besoin d’un petit moment de détente. Et maintenant… Reprenons.
— La tâche impossible ?
— Pourquoi serait-elle impossible pour vous, monsieur Baley ? Vous avez la réputation de réussir l’impossible.
— La dramatique en Hyperonde ? Vous croyez à cette ridicule déformation de ce qui s’est passé à Solaria ?
Fastolfe écarta les bras.
— Je n’ai pas d’autre espoir.
— Et moi, je n’ai pas le choix. Je dois continuer d’essayer ! Je ne peux pas retourner sur Terre sur un échec. Cela m’a bien été précisé… Dites-moi, docteur, comment Jander a-t-il pu être tué ? Quelle sorte de manipulation de son cerveau aurait été exigée ?
— Monsieur Baley, je ne sais vraiment pas comment je pourrais expliquer cela, même à un autre roboticien, ce que vous n’êtes certainement pas, et même si j’étais prêt à publier mes théories, ce qui n’est pas le cas. Cependant, voyons un peu si je puis vous donner un semblant d’explication… Vous savez, bien entendu, que les robots ont été inventés sur la Terre.
— Sur la Terre, on s’occupe le moins possible de robotique.
— Les violents préjugés anti-robots des Terriens sont bien connus, dans les mondes spatiens.
— Mais l’origine terrienne des robots est évidente à toute personne, sur la Terre, qui veut bien y penser. On sait parfaitement que le voyage hyperspatial a été développé avec l’aide des robots et puisque les mondes spatiens n’auraient pas pu être colonisés sans voyage hyperspatial, il est évident que les robots existaient avant ces établissements, alors que la Terre était encore la seule planète habitée. Par conséquent, les robots ont été inventés sur Terre par des Terriens.
— Et pourtant la Terre n’en éprouve aucune fierté, n’est-ce pas ?
— Nous n’en parlons pas, répliqua sèchement Baley.
— Et les gens de la Terre ne savent rien de Susan Calvin ?
— J’ai découvert son nom dans quelques vieux livres. C’était une des pionnières de la robotique, je crois ?
— C’est tout ce que vous savez d’elle ?
Baley fit un geste d’indifférence.
— Je suppose que je pourrais apprendre davantage en fouillant dans les annales, mais je n’en ai jamais eu l’occasion.
— Comme c’est singulier, murmura Fastolfe. Elle est considérée comme une demi-déesse par tous les Spatiens, au point que très peu de Spatiens, sans doute, qui ne sont pas roboticiens, savent qu’elle était une Terrienne. A leurs yeux, ce serait pour ainsi dire une profanation de le leur dire. Ils refuseraient d’y croire, si on leur apprenait qu’elle est morte après n’avoir vécu que cent années métriques. Et pourtant, vous ne la connaissez que comme une des pionnières !
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