— Serais-tu fâchée, s’enquit Ender, si j’envoyais quelqu’un à votre rencontre ?
— À notre rencontre ? Dans l’espace ? Non, n’envoie personne, Ender, c’est un trop grand sacrifice – faire tout ce chemin alors que les ordinateurs peuvent parfaitement nous guider…
— Ce n’est pas vraiment pour toi, bien que je tienne à ce que tu le rencontres. C’est un xénologue. Il a été grièvement blessé dans un accident. Cerveau endommagé ; comme s’il avait eu une attaque. Il est… C’est la personne la plus intelligente de Lusitania, selon quelqu’un dont j’apprécie le jugement, mais il a perdu tout contact avec l’existence que nous menons ici. Néanmoins, nous aurons besoin de lui plus tard. Quand tu arriveras. C’est un homme très bien, Val. Il rendra la dernière partie de votre voyage très didactique.
— Ton amie peut-elle nous communiquer les coordonnées d’un tel rendez-vous ? Nous sommes des navigateurs, mais seulement sur mer.
— Jane introduira les coordonnées modifiées dans l’ordinateur de votre vaisseau lors de votre départ.
— Ender… Pour toi, cela sera trente ans, mais pour moi, je te verrai dans quelques semaines.
Elle se mit à pleurer.
— J’accompagnerai peut-être Miro à ta rencontre.
— Non ! s’écria-t-elle. Je veux que tu sois aussi âgé et grincheux que possible quand j’arriverai. Je ne pourrais pas supporter le jeune homme fringant que je vois sur mon terminal !
— J’ai trente-cinq ans.
— Tu seras là à mon arrivée, exigea-t-elle.
— Oui, répondit-il. Et Miro, le jeune homme que je t’envoie, considère-le comme mon fils.
Elle acquiesça avec gravité.
— Cette époque est pleine de dangers, Ender. Je regrette que Peter ne soit plus là.
— Pas moi. S’il dirigeait notre petite rébellion, il finirait Hégémon des Cent Planètes. Nous voulons seulement qu’elles nous laissent tranquilles.
— Il est peut-être impossible d’obtenir l’un sans l’autre, dit Val. Mais nous pourrons nous disputer plus tard. Au revoir, petit frère chéri.
Il ne répondit pas. Il se contenta de la regarder jusqu’au moment où elle eut un sourire sans joie et coupa la communication.
Ender n’eut pas besoin de demander à Miro de partir ; Jane lui avait déjà tout dit.
— Votre sœur est Démosthène ? demanda Miro.
Ender était à présent habitué à sa voix traînante. Ou bien sa façon de parler s’améliorait. De toute façon, il n’était pas difficile de le comprendre.
— Nous étions une famille douée, dit Ender. J’espère qu’elle te plaira.
— J’espère que je lui plairai.
Miro sourit, mais il paraissait effrayé.
— Je lui ai demandé, indiqua Ender, de te considérer comme mon fils.
Miro hocha la tête.
— Je sais, dit-il. (Puis, presque sur un ton de défi :) Elle m’a montré votre conversation.
Ender sentit son corps se glacer.
La voix de Jane murmura à son oreille :
— J’aurais dû t’en parler, dit-elle. Mais tu sais que tu aurais dit oui.
Ce n’était pas l’intrusion dans son intimité qui gênait Ender. C’était le fait que Jane soit si proche de Miro. Tu dois t’y faire, se dit-il. Pour le moment, c’est à travers lui qu’elle regarde.
— Tu vas me manquer, dit Ender.
— Je manque déjà à ceux à qui je vais manquer, fit ressortir Miro, parce qu’ils me considèrent déjà comme mort.
— Nous avons besoin de toi vivant, répliqua Ender.
— Quand je reviendrai, j’aurai toujours dix-neuf ans. Et le cerveau endommagé.
— Tu seras toujours Miro, intelligent, digne de confiance et aimé. Tu es à l’origine de cette rébellion, Miro. C’est pour toi que la clôture est tombée. Pas pour une grande cause, mais pour toi. Ne nous laisse pas tomber.
Miro sourit, mais Ender n’aurait su dire si ses lèvres étaient relevées, d’un côté, à cause de la paralysie, ou parce que son sourire était amer, empoisonné.
— Dites-moi une chose, demanda Miro.
— Si je ne le fais pas, dit Ender, elle le fera.
— Ce n’est pas difficile. Je voudrais seulement savoir pourquoi Pipo et Libo sont morts. Pour quelle raison les piggies les honoraient.
Ender comprit la question dans un sens qui échappait à Miro. Il comprit pourquoi cette question avait une telle importance pour le jeune homme. Miro avait appris qu’il était en réalité le fils de Libo quelques heures avant de franchir la clôture et de compromettre définitivement son avenir. Pipo, puis Libo, puis Miro ; le père, le fils, le petit-fils : les trois xénologues qui avaient renoncé à leur avenir pour la cause des piggies. Miro espérait, en comprenant pourquoi ses prédécesseurs étaient morts, donner un sens véritable à son sacrifice.
Le problème était que la vérité risquait de donner à Miro l’impression que les sacrifices n’avaient aucun sens. De sorte qu’Ender répondit par une question :
— Ne sais-tu pas déjà pourquoi ?
Miro parla lentement, soigneusement, afin qu’Ender comprenne bien ce qu’il disait :
— Je sais que les piggies croyaient leur accorder un grand honneur. Je sais que Mandachuva et Mange-Feuille auraient pu mourir à leur place. Dans le cas de Libo, je connais même l’occasion. J’étais présent lors de la première récolte d’amarante et il y avait beaucoup à manger. Ils le récompensaient pour cela. Mais pourquoi pas avant ? Pourquoi pas quand nous leur avons appris à utiliser la racine de merdona ? Pourquoi pas quand nous leur avons appris à fabriquer des pots, ou à tirer des flèches ?
— La vérité ? demanda Ender.
Le ton d’Ender indiquait à Miro que la vérité ne serait pas facile à entendre.
— Oui, dit-il.
— Pipo et Libo ne méritaient pas réellement cet honneur. Ce n’était pas l’amarante que les épouses récompensaient. C’était le fait que Mange-Feuille les avait convaincues de faire naître toute une génération de Petits, en dépit du fait qu’il n’y aurait pas assez à manger pour tous, lorsqu’ils sortiraient de l’arbre-mère. C’était un risque énorme et, s’il s’était trompé, toute une génération de jeunes piggies serait morte. Libo a apporté la récolte, mais c’est Mange-Feuille qui, dans un sens, a fait augmenter la population de telle sorte que la céréale était nécessaire.
Miro hocha la tête.
— Pipo ?
— Pipo a parlé de sa découverte aux piggies. À savoir que la Descolada, qui tuait les êtres humains, faisait partie de leur physiologie normale. Que leurs corps pouvaient supporter des transformations qui nous tuaient. Mandachuva a dit aux épouses que cela signifiait que les humains n’étaient pas des dieux tout-puissants. Que, dans un sens, ils étaient même plus faibles que les Petits. Que ce qui rendait les humains plus puissants n’était pas un élément intrinsèque – notre taille, notre cerveau, notre langue –, mais un accident qui nous avait donné plusieurs milliers d’années d’avance sur eux. S’ils pouvaient acquérir le savoir, les humains n’auraient plus de pouvoir sur eux. La découverte de Mandachuva, selon laquelle les piggies étaient potentiellement les égaux des humains… C’est ce qui a été récompensé, pas les informations de Pipo qui ont entraîné cette découverte.
— Alors tous les deux…
— Les piggies ne voulaient tuer ni Pipo ni Libo. Dans les deux cas, la réussite capitale revenait à un piggy. Pipo et Libo sont morts uniquement parce qu’ils ne pouvaient se résoudre à tuer un ami.
Miro dut voir la douleur sur le visage d’Ender, bien qu’il fît de son mieux pour la cacher. Parce que ce fut à l’amertume d’Ender qu’il répondit.
— Vous, dit Miro, vous pouvez tuer n’importe qui.
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