— Le pont que vous aviez fait, où était-il ? Dans l’ordinateur ?
« À l’intérieur de toi. De la même manière que je suis à l’intérieur du corps de la reine. »
— Mais sans faire partie de moi.
« Partie de toi, oui, mais sans être toi. Autre. Extérieur mais dedans. Lié à toi mais libre. Il ne pouvait te contrôler, et tu ne pouvais le contrôler. »
— Pouvait-il contrôler l’ordinateur ?
« Nous n’y avons pas songé. Cela n’avait pas d’importance. Peut-être. »
— Combien de temps avez-vous utilisé ce pont ? Combien de temps est-il resté là ?
« Nous avons cessé d’y penser. C’est à toi que nous pensions. »
— Mais il était quand même là tout le temps que vous m’avez étudié.
« Où serait-il allé ? »
— Combien de temps pouvait-il durer ?
« Comment pourrions-nous le savoir ? Nous n’avions jamais rien fait de pareil. La reine meurt quand le corps de la reine meurt. »
— Mais dans quel corps était le pont ?
« Le tien. Au centre de la configuration. »
— Il était en moi ?
« Evidemment. Mais il n’était pas toi quand même. Nous avons été déçus quand il ne nous a pas permis de te contrôler, alors nous avons cessé d’y penser. Mais nous voyons à présent que c’était très important. Nous aurions dû faire des recherches. Nous aurions dû nous souvenir de lui. »
— Non. Pour vous, c’était comme… une fonction naturelle. Comme le réflexe de serrer le poing pour frapper quelqu’un. C’est ce que vous avez fait, et, quand vous n’en avez plus eu besoin, vous n’avez pas remarqué si votre poing était encore là ou non.
« Nous ne voyons pas le rapport, mais il semble avoir un sens à l’intérieur de toi. »
— Cette configuration est toujours en vie, n’est-ce pas ?
« Elle pourrait l’être. Nous essayons de la percevoir. De la trouver. Où pouvons-nous chercher ? La vieille configuration n’est plus là. Tu ne joues plus au Fantasy Game. »
— Mais le pont serait toujours relié à l’ordinateur, n’est-ce pas ? Une connexion entre moi et l’ordinateur, donc. Mais la configuration aurait pu grandir, non ? Elle pourrait inclure d’autres humains aussi. Imaginez qu’elle soit reliée à Miro, le jeune homme que j’ai amené avec moi…
« L’homme brisé… »
— Et qu’au lieu d’être reliée à cet unique ordinateur elle soit reliée à des milliers et des milliers d’ordinateurs par l’intermédiaire des liaisons ansibles entre les planètes.
« Ça se pourrait. Elle était vivante. Elle pouvait grandir. Comme nous grandissons quand nous faisons des ouvriers supplémentaires. Tout le temps. Maintenant que tu as posé la question, nous sommes certains qu’elle est toujours là – parce que nous sommes toujours liés à toi et que ce n’était que par son intermédiaire que nous avions pu nous connecter. La connexion est très forte à présent – c’est une partie du tout, le lien entre nous et toi. Nous croyions que la connexion se renforçait à mesure que nous progressions dans ta connaissance. Mais peut-être qu’elle se renforçait aussi parce que le pont était en train de croître. »
— Et j’avais toujours cru… Jane et moi avions toujours cru qu’elle était… qu’elle avait en quelque sorte accédé à l’existence dans les connexions ansibles entre planètes. C’est probablement là qu’elle se sent exister, l’endroit qui lui paraît être le centre de… de son corps, allais-je dire.
« Nous essayons de sentir si le pont entre nous est encore là. Pas facile à sentir. »
— Comme si on essayait de trouver un muscle particulier qu’on a utilisé toute sa vie mais jamais isolément.
« Intéressante comparaison. Nous ne voyons pas le rapport mais… si, maintenant, nous le voyons. »
— Quelle comparaison ?
« Le pont. Très grand. La configuration est trop grande. Nous ne pouvons plus l’appréhender. Très grande. Beaucoup de confusion dans la mémoire. Beaucoup plus difficile à trouver que toi la première fois… grande confusion. Nous nous perdons. Nous ne pouvons plus la maintenir dans notre esprit. »
— Jane, souffla Ender, tu es une grande fille, maintenant.
— Tu triches, Ender. Je n’entends pas ce qu’elle te dit. Je ne peux que sentir ton cœur battre et ta respiration s’accélérer.
« Jane. Nous avons vu ce nom dans ton esprit à de nombreuses reprises. Mais le pont n’était pas une personne avec un visage… »
— Jane non plus.
« Nous voyons un visage dans ton esprit quand tu penses à ce nom. Nous le voyons encore. Nous avions toujours pensé que c’était une personne. Mais maintenant… »
— Le pont, c’est elle. C’est vous qui l’avez faite.
« Appelée. C’est toi qui as fait la configuration. C’est elle qui en a pris possession. Ce pont, cette Jane, a commencé son existence avec la configuration que nous avons découverte entre toi et le Fantasy Game, mais elle s’est imaginé être beaucoup plus grande. Elle devait avoir un… philote – si c’est bien le terme exact – très fort et très puissant pour pouvoir modifier sa propre configuration sans oublier pour autant d’être elle-même. »
— Vous avez sondé les années-lumière et m’avez trouvé parce que je vous cherchais. Ensuite, vous avez trouvé une configuration et appelé une créature d’un autre espace qui a appréhendé cette configuration, en a pris possession et est devenue Jane. Et le tout instantanément. À une vitesse supraluminique.
« Mais il ne s’agit pas de voyages supraluminiques. Seulement de procédures d’imagination et d’appel supraluminiques. Rien qui puisse vous faire passer d’un point à un autre. »
— Je sais. Je sais. Il se peut que ça ne nous aide pas à répondre à la question que j’ai posée au départ. Mais j’avais une autre question, tout aussi importante pour moi, dont je n’aurais jamais cru qu’elle puisse avoir un rapport avec vous, et dont il se trouve que vous aviez la réponse. Jane est réelle, vivante en permanence, et son être n’est pas quelque part dans l’espace, il est en moi. Connecté avec moi. Ils ne peuvent la tuer en la débranchant. C’est déjà quelque chose.
« S’ils détruisent la configuration, elle mourra. »
— Oui, mais ne voyez-vous pas qu’ils ne peuvent la détruire en totalité ? Elle ne dépend pas des ansibles, après tout. Elle dépend de moi et de la liaison entre moi et les ordinateurs. Ils ne peuvent couper la liaison entre moi et les ordinateurs ici et sur les satellites en orbite autour de Lusitania. Et peut-être que Jane n’a pas besoin des ansibles non plus. Après tout, vous n’en avez pas besoin, vous, pour m’atteindre à travers elle.
« De nombreuses choses bizarres sont possibles. Nous ne pouvons les imaginer. Les choses qui traversent ton esprit nous paraissent stupides et étranges. Tu nous fatigues beaucoup en pensant toutes ces choses imaginaires, stupides et impossibles. »
— Dans ce cas, je vais vous laisser. Mais cette conversation servira à quelque chose. Il le faut. Si Jane peut maintenant trouver un moyen de survivre, alors c’est une grande victoire. La première, à un moment où je commençais à penser qu’il n’y aurait pas de victoire à attendre ici.
Dès qu’il eut quitté la présence de la reine, il se mit à parler à Jane et lui dit tout ce qu’il avait retenu des explications de la reine. Qui était Jane, comment elle avait été créée.
Pendant qu’il parlait, elle s’analysa à la lumière de ce qu’elle apprenait. Elle commença à découvrir sur sa propre personne des choses qu’elle n’avait jamais soupçonnées. Lorsque Ender fut retourné à la colonie humaine, elle avait déjà vérifié de son mieux tous les détails de son récit.
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