— Viens ici, dit-il en Interlingua.
L’enfant ne bougea pas. Baslim répéta la phrase dans d’autres langues, haussa les épaules, le prit par le bras, et le conduisit dans une autre pièce, petite, qui tenait lieu de cuisine et de cabinet de toilette. Baslim remplit une cuvette, et lui tendit un morceau de savon.
— Lave-toi, ordonna-t-il en mimant l’action.
L’enfant resta figé dans un entêtement muet. L’homme soupira, prit une brosse à carrelage et sembla vouloir le frotter. Il s’arrêta quand les poils drus touchèrent la peau du garçon et répéta le geste.
— Prends un bain. Lave-toi, reprit-il en Interlingua et en Anglais Systématique.
Le petit hésita, retira son vêtement et se mit à se savonner.
— Voilà qui est mieux, fit Baslim.
Il ramassa le pantalon crasseux, le jeta dans la poubelle, sortit une serviette, et se tourna vers le côté cuisine pour préparer le repas.
Quelques minutes plus tard, il pivota sur ses talons, mais l’enfant était déjà parti.
Il traversa sans se presser la pièce principale et le découvrit nu et trempé, essayant d’ouvrir la porte de toutes ses forces. Quand il vit son maître, il redoubla ses efforts inutiles. Baslim lui tapota sur l’épaule, et lui indiqua l’autre pièce avec son pouce.
— Finis de te laver.
Il s’éloigna. Le garçon le suivit furtivement.
Baslim mit le ragoût sur une plaque, et tourna le bouton pour le faire mijoter doucement. Puis il ouvrit une armoire, prit une bouteille et des compresses de flocons de légumes. Une fois propre, le garçon présentait un échantillonnage varié de cicatrices, de contusions, de plaies mal refermées, de coupures et d’éraflures récentes et anciennes.
— Reste tranquille.
Le produit piquait. L’enfant se mit à se tortiller.
— Reste tranquille ! répéta Baslim fermement mais gentiment, en lui donnant une claque amicale.
Le garçon se détendit, sauf quand le liquide lui effleurait la peau. L’homme examina soigneusement un ulcère déjà ancien sur son genou, puis en fredonnant doucement, il retourna à l’armoire, revint et piqua l’enfant dans une fesse, après lui avoir fait comprendre qu’il prendrait une gifle mémorable s’il ne restait pas immobile. Enfin, il trouva un vieux tissu et lui ordonna de s’en faire un vêtement, puis il retourna à la cuisine.
Baslim plaça deux grands bols de ragoût sur la table de la grande pièce, en déplaçant table et chaise de façon à ce que l’enfant puisse s’asseoir sur la commode pour manger. Il ajouta une poignée de lentilles vertes toutes fraîches et de gros quignons de pain de campagne, noir et dur.
— La soupe est prête, fiston. Viens manger.
Le garçon s’assit sur le bord de la commode, mais prêt à s’enfuir, il ne toucha pas à la nourriture.
— Que se passe-t-il ? demanda Baslim en cessant de manger.
Il vit son regard indiquer la porte puis retomber.
— Ah, c’est cela.
Le mendiant se leva en plaçant bien sa fausse jambe sous lui, se dirigea vers la porte et fit jouer le verrou avec son pouce. Il fit face à l’enfant.
— La porte est ouverte, annonça-t-il. Ou tu manges ta soupe ou tu t’en vas.
Il le répéta de plusieurs façons et se réjouit quand il eut l’impression d’avoir compris qu’elle était la langue maternelle de l’esclave.
Mais il abandonna le sujet, se rassit à table, et prit sa cuillère.
Le garçon fit un mouvement vers la sienne et soudain il disparut de la commode derrière la porte. L’homme continua de manger. La porte resta entrouverte, un rai de lumière filtra dans le labyrinthe.
Plus tard, quand Baslim eut fini tranquillement de dîner, il réalisa que le garçon l’observait dans l’ombre. Il évita de regarder, se renversa paresseusement sur son siège et se mit à se curer les dents. Sans se tourner, il dit dans la langue qui lui sembla être celle de l’enfant :
— Viens-tu manger ? Ou dois-je le jeter ?
Il n’y eut pas de réponse.
— D’accord, continua Baslim. Si tu ne viens pas, je vais fermer la porte. Je ne peux la laisser ouverte avec la lumière allumée.
Il se leva lentement, et se mit à la refermer.
— Dernier appel. Je ferme pour la nuit.
La porte était presque refermée quand l’enfant poussa un cri perçant dans la langue pressentie par Baslim et se faufila à l’intérieur.
— Attendez !
— Bienvenue, déclara l’homme calmement. Je ne la verrouille pas au cas où tu changes d’avis. – Il soupira. – Personne ne serait jamais enfermé si c’était moi qui décidais.
Le garçon ne répondit pas, mais s’assit et se précipita sur la nourriture en la gobant comme s’il craignait qu’on la lui vole. Ses yeux clignotaient de droite à gauche. Baslim s’assit et l’observa.
Il ralentit un peu le rythme mais ne cessa pas un instant de mâcher et d’avaler jusqu’à ce que le dernier morceau de viande, le dernier croûton de pain, la dernière lentille aient disparu de l’assiette dans son estomac. Les dernières bouchées furent visiblement ingurgitées par un effort extrême de volonté. Ensuite il se dressa, regarda Baslim droit dans les yeux et lui sourit timidement. L’homme lui retourna son sourire.
La bouche de l’enfant grimaça. Il devint blanc, puis vert clair. Un filet de bave s’échappa bon gré mal gré du coin de ses lèvres, et il vomit tout son dîner.
Baslim s’écarta pour éviter l’explosion.
— Dieu du ciel, quel idiot je fais ! s’exclama-t-il dans sa langue maternelle.
Il alla dans la cuisine et retourna avec des chiffons et une pelle. Il essuya le visage de l’enfant et lui dit sèchement de se calmer, puis nettoya le sol en pierre.
Un peu plus tard, il revint avec une ration réduite à du bouillon et un petit morceau de pain.
— Trempe le pain et mange-le.
— Il vaudrait mieux pas.
— Vas-y. Tu ne seras plus malade. J’aurais dû m’en douter, en te voyant aussi rachitique, qu’il ne fallait pas te donner un repas aussi abondant. Mange lentement.
Le garçon leva les yeux. Son menton tressaillit. Puis il prit une petite cuillerée. Baslim le suivit des yeux pendant qu’il finissait le bouillon et presque tout le pain.
— Bon, fit le vieil homme. Moi, je vais me coucher, mon garçon. A propos, comment t’appelles-tu ?
L’enfant hésita.
— Thorby.
— Thorby, c’est un joli nom. Tu peux m’appeler Pop.
Bonne nuit.
Il détacha sa jambe, clopina vers l’étagère où il la rangea, puis clopina au lit. C’était un lit campagnard, un matelas dur dans un coin. Il se pelotonna contre le mur pour laisser de la place au garçon et dit :
— Eteins la lumière avant de te coucher.
Puis il ferma les yeux et attendit.
Il y eut un long silence. Il l’entendit aller vers la porte, la pièce devint obscure. Baslim attendit, cherchant à percevoir un bruit de porte. Rien ne vint, par contre il sentit le matelas s’enfoncer quand l’enfant s’y glissa.
— Bonne nuit, répéta-t-il.
— B’ne nuit.
Le vieil homme était presque endormi quand il réalisa que l’enfant frissonnait violemment. Il allongea un bras derrière lui, sentit la poitrine maigre et la caressa. Le garçon éclata en sanglots.
Baslim se tourna, plaça son moignon dans une position confortable, passa un bras autour des épaules tremblantes et attira le visage en pleurs contre sa poitrine.
— Tout va bien, Thorby, dit-il tendrement. C’est fini maintenant. Ça ne se reproduira plus jamais.
L’enfant pleura fort et s’agrippa à lui. Baslim le tint contre lui en lui parlant doucement jusqu’à ce que les spasmes s’arrêtent d’eux-mêmes. Il ne bougea pas avant d’être sûr que Thorby était profondément endormi.
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