Nicole ne pouvait en croire ses yeux. C’était inimaginable. Des gardes envahirent la pièce et rétablirent l’ordre. À sa sortie du studio elle passa près d’Elaine Brown, adossée à une colonne du portique, seule. Nicole avait rencontré et apprécié cette femme lorsqu’elle était allée à Dallas pour discuter des allergies de David Brown avec leur médecin de famille. Mais Elaine avait bu et ne semblait pas souhaiter entamer une conversation.
— Salopard, marmonnait-elle. Je n’aurais jamais dû te communiquer les résultats avant la publication de mes travaux. Tout aurait été bien différent.
* * *
Nicole s’éclipsa et chercha un moyen de transport pour regagner Rome. Elle n’en crut pas ses yeux quand Francesca proposa de l’escorter jusqu’à la limousine, comme si rien ne s’était passé. Elle refusa sèchement et sortit seule.
La neige se mit à tomber pendant le trajet. Nicole concentra son attention sur les flocons et put finalement clarifier ses pensées et dresser un bilan de la soirée. Une chose était certaine, les truffes de Francesca ne contenaient pas que du chocolat. Elle n’avait encore jamais perdu ainsi le contrôle de ses émotions. Peut-être en a-t-elle offerte une à Wilson, ce qui expliquerait son éclat. Mais pourquoi ? Que veut-elle obtenir ?
Elle était de retour à son hôtel et s’apprêtait à éteindre la chambre pour se coucher quand on frappa discrètement à la porte. Elle se figea et tendit l’oreille mais n’entendit plus rien. Elle venait de conclure que son ouïe lui jouait des tours quand les coups recommencèrent. Elle enfila sa robe de chambre et se dirigea prudemment vers le couloir.
— Qui est là ? Identifiez-vous.
Un bout de papier plié en quatre fut glissé sous le battant. Toujours méfiante et effrayée, Nicole le ramassa et le déplia. Dans l’écriture de la tribu de sa mère elle lut ces mots : Ronata. Omeh. Ici. Ronata était son nom, pour les Sénoufos.
À la fois inquiète et heureuse, elle ouvrit au visiteur sans seulement vérifier sur le moniteur. À trois mètres du seuil se dressait un vieillard au visage ridé peint de bandes vertes et blanches verticales. Il portait un costume tribal vert vif, une sorte de robe ornée de tortillons et de lignes dorées sans signification apparente.
Elle crut que son cœur allait bondir hors de sa poitrine.
— Omeh ! s’exclama-t-elle. Que fais-tu ici ?
Elle avait parlé en sénoufo. Le vieux Noir ne dit rien. Il tenait dans sa main droite une pierre et une petite fiole. Quelques secondes plus tard il s’avança dans la pièce. Nicole recula. Il la fixait toujours. Lorsqu’ils furent au milieu de la chambre, à moins d’un mètre l’un de l’autre, le vieillard leva les yeux vers le plafond et se mit à psalmodier un chant rituel, une bénédiction et une invocation que les chamans récitaient depuis des temps immémoriaux pour éloigner les mauvais esprits.
À la fin de son incantation, le vieil Omeh regarda à nouveau son arrière-petite-fille et lui dit lentement :
— Ronata. Omeh pressent un grave danger. Il est écrit dans les chroniques de la tribu que l’homme de trois siècles chassera les démons qui menaceront la femme sans compagnon. Mais Omeh ne peut protéger Ronata loin du royaume de Minowe. Tiens, fit-il en plaçant dans la main de Nicole le caillou et la fiole. Ronata ne doit jamais s’en séparer.
Elle examina la pierre : un galet ovoïde, d’un blanc crémeux strié de lignes sinusoïdales brunes. Elle s’intéressa à la minuscule bouteille verte, pas plus grosse qu’un flacon de parfum.
— L’eau du lac de la Sagesse peut aider Ronata, ajouta Omeh. Ronata saura quand le moment de la boire sera venu.
Il inclina la tête en arrière et répéta sa mélopée, les yeux clos. Déconcertée, Nicole restait figée, avec la pierre et la fiole dans sa main. Quand Omeh eut terminé, il cria trois mots dont elle ne put saisir le sens puis se détourna brusquement et regagna la porte restée ouverte. Toujours sous le coup de la surprise, Nicole perdit quelques instants avant de courir jusqu’au corridor. Lorsqu’elle atteignit le seuil de la pièce, son arrière-grand-père disparaissait dans la cabine de l’ascenseur.
Nicole et Geneviève gravissaient bras dessus, bras dessous, la pente enneigée.
— Tu as vu la tête de cet Américain, quand je lui ai dit qui tu étais ? demanda Geneviève en riant.
Nicole changea ses skis et ses bâtons d’épaule. Elles approchaient de leur hôtel.
— Guten Abend, les salua un vieillard qui ressemblait au Père Noël.
— Je préférerais que tu ne le clames pas sur tous les toits, déclara Nicole sans pour autant adresser des reproches à sa fille. Conserver son incognito a ses avantages.
Elles allèrent ranger leur matériel dans un des placards de la petite remise de l’hôtel, changèrent de chaussures, ressortirent et s’arrêtèrent pour baisser les yeux sur le village de Davos dans la clarté mourante du jour.
— Tu sais, pendant que nous descendions cette piste noire je ne pouvais croire que dans deux semaines je serais là-haut, dit Nicole en désignant le ciel. En route vers un mystérieux vaisseau extraterrestre. L’esprit ne peut accepter ce qui le dépasse.
— Ce n’est peut-être qu’un rêve.
Nicole sourit. Quand elle se sentait déprimée, elle pouvait toujours compter sur sa fille pour lui remonter le moral. Ils dépendaient les uns des autres, à Beauvois, et elle refusait de penser aux conséquences qu’aurait cette séparation sur leur entente harmonieuse.
— Que je doive m’absenter si longtemps ne t’ennuie pas ? demanda-t-elle à Geneviève.
Elles entrèrent dans le hall de l’hôtel. Une douzaine de clients étaient assis autour du feu qui grondait au centre de la salle. Un serveur discret et efficace servait des boissons chaudes. Il n’y avait pas un seul robot, au Morosani, pas même pour le service des chambres.
— Je ne vois pas la situation sous le même jour que toi. Tu oublies que nous pourrons nous parler par vidéophone. Ce sera même amusant, avec le délai de transmission.
Elles passèrent devant la réception et son comptoir d’un autre âge.
— Sans oublier que je deviendrai une véritable vedette, à l’école. J’ai l’intention de faire un exposé sur les Raméens, grâce à ce que tu me raconteras.
Nicole sourit et secoua la tête. La bonne humeur de sa fille était contagieuse. Elle regrettait seulement…
— Oh, madame Desjardins !
La voix du directeur rompit le fil de ses pensées. Elle vit qu’il lui adressait des signes, derrière le comptoir.
— On nous a apporté un message que je dois vous remettre en main propre.
Il lui tendit une petite enveloppe. Elle ouvrit et referma le rabat sitôt après avoir entrevu les armoiries de la carte de visite. Son cœur s’était emballé.
— Qu’est-ce que c’est, maman ? demanda Geneviève. Plus personne n’écrit sur des bouts de papier, de nos jours.
Nicole tenta de dissimuler ce qu’elle éprouvait.
— C’est un mémo confidentiel sur mes patients, mentit-elle. On n’aurait jamais dû le confier à Herr Graf. Il fallait me le remettre sans passer par un intermédiaire.
— Des informations médicales sur tes collègues ?
Elles avaient souvent discuté du rôle délicat de l’officier des Sciences de la vie lors de missions aussi importantes.
Nicole hocha la tête et répondit :
— Tu devrais monter annoncer à grand-père que j’arriverai dans quelques minutes. Nous dînerons à 19 h 30, comme prévu. Mais je dois lire ce message, au cas où la réponse serait urgente.
Elle déposa un baiser sur la joue de sa fille puis attendit qu’elle eût disparu dans l’ascenseur pour ressortir de l’hôtel. Ce fut à la lueur d’un réverbère qu’elle ouvrit l’enveloppe avec des doigts engourdis par le froid. L’imbécile, se dit-elle. Pauvre imbécile. Après tant d’années. Si Geneviève avait aperçu ces armoiries…
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