Nicole commençait à comprendre mais ne pouvait rattraper les pensées de Richard Wakefield qui s’étaient emballées.
— Et qu’est-ce que cela démontre ? se demanda-t-il à voix haute. Que signifie le fait que des architectes romains ont construit il y a deux millénaires ce théâtre en utilisant les mêmes principes que leurs collègues raméens ? Une nature identique ? Des cultures similaires ? Absolument pas.
Il s’interrompit, conscient de l’attention que Nicole lui portait.
— Les mathématiques, fit-il avec emphase. L’expression déconcertée de la femme lui apprit qu’elle n’avait pas suivi son raisonnement.
— Les mathématiques, répéta-t-il, brusquement dégrisé. C’est la clé. Les Raméens ne pouvaient nous ressembler et leur monde devait être bien différent du nôtre, mais leurs mathématiques étaient les mêmes que celles des Romains.
Son visage s’illumina.
— Ah ! s’exclama-t-il, ce qui fit sursauter Nicole. Raméens et Romains. Voilà l’enseignement de cette soirée. Et l’Homo sapiens contemporain se trouve à un stade de développement situé entre les leurs.
Elle secoua la tête, pendant qu’il exultait.
— Ne comprenez-vous pas, ma chère ? fit-il en tendant la main pour l’aider à se lever. Allons assister au spectacle donné par ces dauphins et je vous parlerai de Raméens et de Romains, de citrouilles et de quenouilles, de grands rois et de petits pois, et nous essaierons de déterminer si les bateaux qui vont sur l’eau ont des jambes.
13. BONNE ET HEUREUSE ANNÉE
Les serveurs venaient de les débarrasser de leurs assiettes quand Francesca Sabatini gagna le centre de la cour avec un microphone, remercia les organisateurs de la soirée, puis présenta le P rLuigi Bardolini et laissa entendre que ses techniques de communication avec les dauphins seraient peut-être utiles aux humains pour établir un dialogue avec des extraterrestres.
Richard Wakefield s’éclipsa au début de son intervention, sans doute pour aller aux toilettes et se faire servir un autre verre. Nicole l’entrevit peu après, entre deux actrices italiennes aux formes généreuses qui riaient de ses plaisanteries. Il lui adressa un clin d’œil et un geste de la main, comme si sa conduite ne nécessitait aucune explication.
Je suis heureuse pour vous, Richard, pensa-t-elle. Un des deux inadaptés sociaux que nous sommes a trouvé un moyen de ne pas mourir d’ennui. Elle reporta son attention sur Francesca qui traversait le petit pont pour faire reculer les spectateurs du bassin où Bardolini et ses dauphins se donneraient en spectacle. Elle portait une robe noire moulante, dénudée sur une épaule et agrémentée de sequins d’or sur le devant. Un foulard doré était noué autour de sa taille et ses longs cheveux blonds tressés en nattes s’enroulaient au sommet de son crâne.
Elle est à son aise comme un poisson dans l’eau, se dit Nicole qui admirait son aisance en public. Le P r Bardolini débuta son numéro et elle se tourna vers le plan d’eau annulaire. Luigi Bardolini entrait dans la catégorie de ces scientifiques controversés dont les travaux étaient brillants mais moins exceptionnels qu’ils ne souhaitaient le faire croire. Il avait mis au point une technique de communication originale avec les dauphins et isolé et identifié de trente à quarante verbes d’action dans l’éventail de leurs cris mais, contrairement à ses affirmations il était faux de prétendre que deux de ses petits protégés auraient pu réussir l’examen d’entrée dans une université. Et la communauté scientifique internationale du XXII esiècle ne prenait pas la peine de s’intéresser aux découvertes d’un individu qui se permettait d’avancer des théories non démontrables ou jugées ridicules. C’était à une telle attitude qu’on devait le conservatisme endémique malsain qui prévalait dans les milieux de la recherche.
Contrairement à la plupart de ses collègues, Bardolini était aussi un homme de spectacle. Dans la dernière partie de sa représentation ses deux célèbres dauphins, Emilio et Emilia, devaient passer un test d’intelligence. Ils seraient confrontés à deux guides de la villa, un homme et une femme désignés par tirage au sort. L’organisation de l’épreuve était d’une extrême simplicité. Quatre grands écrans électroniques avaient été installés, deux dans le bassin et deux dans la cour. Une grille de trois cases de côté occupait l’élément gauche de chaque groupe. Le carré de l’angle inférieur droit était vierge et différentes formes et images apparaîtraient dans les huit autres. Dauphins et humains devaient trouver la progression logique des motifs, de gauche à droite et de haut en bas, puis choisir parmi les possibilités proposées sur le second écran celle qui aurait dû occuper la case vide. Les concurrents disposaient d’une minute de réflexion. On avait installé dans l’eau et sur le sol des claviers comportant huit gros boutons. Les deux équipes n’avaient qu’à en presser un (les mammifères marins avec leur rostre) pour indiquer leur choix.
L’épreuve débuta par un problème très facile. Dans la rangée du haut la première case était occupée par une boule blanche, la deuxième par deux boules blanches et la troisième par trois boules blanches. Comme la progression se répétait au-dessous avec des sphères blanches et noires et sur la ligne du bas avec des noires, il sautait aux yeux que la case vierge de l’angle inférieur droit devait être occupée par trois balles noires.
Les problèmes suivants n’étaient pas aussi élémentaires et ils devinrent de plus en plus ardus. Les humains firent leur première erreur à la huitième matrice, les dauphins à la neuvième. Le P r Bardolini avait prévu seize épreuves et la dernière était si complexe que seule une analyse attentive de la modification de dix composants permettait de trouver la réponse. La partie s’acheva par un match nul, avec un score de douze partout. Humains et dauphins s’inclinèrent pour saluer les spectateurs qui applaudirent à tout rompre.
Nicole trouvait cette démonstration fascinante. Elle mettait en doute l’affirmation du P r Bardolini selon laquelle les dauphins avaient découvert cette épreuve en même temps que leurs adversaires, mais c’était secondaire. La nature de la compétition était en soi intéressante, ce postulat selon lequel on pouvait définir l’intelligence en fonction de l’habileté à identifier formes et progressions. Existe-t-il un moyen de mesurer l’esprit de synthèse ? Chez les enfants ? Et même chez les adultes ?
Elle avait participé au test avec les deux équipes et répondu correctement aux treize premières questions, raté la quatorzième à cause d’une supposition hâtive, et trouvé la solution de la quinzième à l’instant où le vibreur signalait la fin du temps imparti. Elle n’avait su de quelle manière aborder la seizième. Et vous, Raméens ? se demanda-t-elle quand Francesca reprit le micro pour annoncer le béguin de Geneviève, Jean LeClerc. Auriez-vous trouvé la solution correcte des seize énigmes en un dixième du temps de réflexion accordé ? Un centième ? Elle ravala sa salive en prenant conscience des possibilités. Pourquoi pas un millionième ?
— Je n’avais pas vécu, avant de te rencontrer… Je n’avais pas aimé, avant de te regarder…
En entendant cette chanson, Nicole revivait une scène vieille de quinze ans, une danse avec un autre cavalier à l’époque où elle croyait encore que l’amour pouvait surmonter tous les obstacles. Jean LeClerc se crut responsable de son abandon et la serra contre lui. Elle ne résista pas. Sa lassitude était grande et elle trouvait agréable d’être dans les bras d’un homme pour la première fois depuis tant d’années.
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