Robert Silverberg - L'oreille interne

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David Selig. Né en 1935 à New York. Juif.
Calvitie précoce. Ex-étudiant en lettres, ex-courtier en valeurs mobilières.
Célibataire. Sans ressources bien définies.
Signes particuliers : néant.
Bref, raté sur toute la ligne.
Et télépathe.
Bientôt ex-télépathe.
Car, en ces beaux jours de 1976, le pouvoir de David Selig décline. Ou plutôt disparaît, revient, semble jouer à cache-cache.
Mais David est sans illusion. Il sait que meurt en lui, irrévocablement, ce pouvoir étrange de lire dans l'esprit des autres, ce pouvoir qui a fait de lui un étranger sur la terre.

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Cet été-là, je travaillais à quatre-vingt-cinq dollars par semaine, dernier en date de mon infinie série d’emplois de toutes sortes, comme assistant d’un écrivain professionnel bien connu qui préparait un énorme livre sur les machinations politiques qui avaient précédé la fondation de l’État d’Israël. À raison de huit heures par jour, je parcourais pour lui les collections de vieux journaux dans les entrailles de la bibliothèque de Columbia. Toni était secrétaire de rédaction dans la maison d’éditions qui publiait son livre. Je la rencontrai un après-midi vers la fin du printemps dans l’appartement sophistiqué de l’écrivain situé dans East End Avenue. J’y allais pour remettre une pile de notes sur les discours de la campagne présidentielle d’Harry Truman en 1948, et elle se trouvait là, en train de discuter de certaines coupures à faire dans les premiers chapitres. Sa beauté me frappa vivement. Je n’avais pas eu de femme depuis des mois. Je supposai automatiquement qu’elle était sa maîtresse – coucher avec les directeurs d’édition est, dit-on, une pratique courante à certains niveaux élevés de la profession littéraire – mais mon vieil instinct de voyeur me mit rapidement au courant. Je lançai une sonde rapide vers lui, et je constatai que son esprit était un cloaque de désirs frustrés. Il la convoitait ardemment, mais il était clair qu’elle ne répondait pas du tout à ses avances. Puis je lançai un coup de sonde dans son esprit à elle. Je m’enfonçai profondément dans un terrain riche et chaud. Rapidement, je m’orientai. Quelques fragments épars d’autobiographie me bombardèrent, d’une manière incohérente et non linéaire : un divorce, quelques bonnes expériences sexuelles et quelques mauvaises, un voyage aux Caraïbes, tout cela flottant n’importe comment à la manière chaotique habituelle. Je laissai cela de côté, et je cherchai ce qui m’intéressait. Non, elle ne couchait pas avec l’écrivain. Physiquement, il représentait pour elle le zéro absolu. (Étrange. J’aurais cru au contraire qu’il possédait un attrait romantique, pour autant qu’une âme strictement hétérosexuelle comme la mienne soit capable de juger de ces choses-là.) Elle n’aimait même pas ce qu’il écrivait, constatai-je. Puis, sondant toujours au hasard, je découvris une autre chose, beaucoup plus surprenante : je ne semblais pas la laisser indifférente. Une pensée explicite me frappa : Je me demande s’il est libre ce soir. Son regard se posait sur l’assistant déjà plus tout jeune (trente-trois ans, et déjà un peu dégarni au sommet de la tête), et elle ne le trouvait pas si repoussant que ça. Je fus si secoué par cette découverte – ses yeux noirs expressifs, ses jambes érotiques, tout cela dirigé vers moi – que je me dépêchai de sortir de sa tête.

« Voilà les notes sur Truman », dis-je à mon employeur. « Il y en a d’autres qui arrivent de la Bibliothèque Truman, dans le Missouri. »

Nous discutâmes encore quelques minutes sur le prochain travail qu’il voulait me confier, puis je fis mine de prendre congé, avec un rapide regard en coulisse dans sa direction à elle.

« Attendez », dit-elle. « Nous pouvons faire un bout de chemin ensemble. J’ai terminé ici. »

L’homme de lettres me lança un regard envieux et empoisonné. Oh, merde, encore un emploi de perdu. Mais il nous dit au revoir fort courtoisement. Dans l’ascenseur, nous restâmes chacun dans notre coin, avec un mur vibrant de tension et de désir qui nous séparait et nous unissait en même temps. Je devais lutter contre moi-même pour m’empêcher de lire dans sa pensée. J’étais terrorisé à l’idée de trouver non pas la mauvaise réponse, mais la bonne. Dans la rue, nous restâmes un instant indécis, nerveux. Finalement, je déclarai que j’allais arrêter un taxi pour me diriger vers Upper West Side – moi, un taxi, avec quatre-vingt-cinq dollars par semaine ! – et si je pouvais la déposer quelque part… Elle déclara qu’elle habitait à l’intersection de la 105 e Rue et de West End Avenue. Pas trop loin. Quand le taxi s’arrêta devant chez elle, elle m’invita à monter boire un verre. Trois pièces, meublées de manière ordinaire : surtout des livres, des disques, des carpettes un peu partout, des posters. Elle nous servit un peu de vin, et je la saisis aux épaules et la fis pivoter contre moi pour l’embrasser. Elle tremblait dans mes bras ; ou était-ce moi ?

Un peu plus tard dans la soirée, devant un bol de soupe chinoise au Great Shanghai, elle m’annonça qu’elle devait déménager trois jours plus tard. L’appartement était à un garçon avec qui elle avait rompu quelques jours plus tôt. Elle n’avait pas d’autre endroit où aller. « Je n’ai qu’une pièce pas formidable », lui dis-je, « mais il y a un lit à deux places. » Sourires timides. C’est ainsi qu’elle est venue vivre chez moi. Je ne croyais pas qu’elle était amoureuse de moi, pas du tout, et je n’avais pas l’intention de le lui demander. Si ce qu’elle ressentait pour moi n’était pas de l’amour, cela me suffisait quand même. C’était le mieux que je pouvais espérer. Et dans le secret de ma propre tête, je ressentais de l’amour pour elle. Elle avait eu besoin d’un abri dans la tourmente. Je le lui avais offert. Si c’était tout ce que je représentais pour elle, tant pis. Il y avait tout le temps pour que les choses mûrissent.

Nous ne dormîmes pas beaucoup les deux premières semaines. Pas parce que nous baisions tout le temps, non, bien qu’il y eût aussi de ça, mais nous parlions. Nous étions nouveaux l’un à l’autre, et c’est le meilleur moment d’une liaison, quand il y a tout un passé à partager, quand les choses se déversent d’elles-mêmes et qu’il n’y a pas besoin de chercher quoi dire. (Tout ne s’extériorisait pas, cependant. L’unique chose que je lui cachai était le fait central de ma vie, celui qui conditionnait tout ce que j’étais.) Elle me raconta son mariage – très jeune, à vingt ans, et aussi éphémère que vide – suivi de nombreux hommes, d’une incursion dans l’occultisme et la thérapeutique de Reich, puis de la découverte de sa vocation nouvelle dans l’édition. Semaines vertigineuses.

Trois semaines s’écoulèrent avant ma deuxième incursion dans ses pensées. C’était un soir de juin accablant de chaleur et illuminé par l’éclat froid de la pleine lune qui filtrait entre les lattes de notre store baissé. Elle était assise à cheval sur moi – sa position favorite – et son corps pâle était auréolé d’un éclat blanc dans la pénombre irréelle. Je voyais sa silhouette longue qui me surplombait, son visage à moitié caché par ses cheveux pendants, ses yeux fermés, ses lèvres entrouvertes. Ses seins, vus d’en bas, paraissaient encore plus gros qu’ils ne l’étaient en réalité. Cléopâtre au clair de lune. Elle se dirigeait peu à peu vers l’extase à grands roulements saccadés, et sa beauté et l’étrangeté qui émanait d’elle m’impressionnaient tellement que je ne pus résister à la tentation de la regarder au moment culminant, de la regarder sur tous les niveaux, en abaissant la barrière que j’avais scrupuleusement dressée. Au moment où elle jouissait, mon esprit entrouvrit son âme d’un doigt curieux, et reçut toute l’intensité volcanique de son plaisir surgissant. Il n’y avait pas une seule pensée dirigée vers moi. Rien qu’une frénésie animale qui jaillissait de chaque nerf. J’ai vu cela chez d’autres femmes, avant et après Toni, au moment où elles jouissent : ce sont des îles solitaires dans le vide de l’espace, qui n’ont connaissance que de leur corps, et peut-être de cette tige rigide sur laquelle elles s’empalent. Le moment où le plaisir les emporte est un phénomène curieusement impersonnel, quel que soit le caractère titanique de l’impact. Il en était ainsi avec Toni. Je n’avais pas à m’en offusquer ; je savais à quoi je devais m’attendre, et je ne me sentais pas trompé ni rejeté. En fait, le contact de son âme en ce moment terrifiant servit à déclencher ma propre jouissance et à décupler son intensité. À ce moment-là, je perdis le contact avec elle. Les soulèvements de l’orgasme désintègrent le fragile lien télépathique. Après, je me sentis un peu mal à l’aise de l’avoir épiée, sans toutefois éprouver un sentiment de culpabilité exagéré. Quelle expérience magique, après tout, d’avoir pu me trouver de la sorte uni à elle en cet instant. D’avoir pu être témoin de sa joie, pas seulement sous forme de spasmes aveugles dans ses flancs, mais sous forme d’éclairs brillants parcourant le ciel noir de son âme. Un instant de beauté et d’émerveillement impossible à oublier. Mais à ne pas renouveler, non plus. Je résolus, une nouvelle fois, de garder notre liaison pure et honnête. De ne pas profiter de ma supériorité. De rester désormais pudiquement à l’écart de ses pensées.

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