Le gritche fit trois pas en avant, et s’arrêta à moins de deux mètres de Sol. Les quatre bras de la créature se levèrent en se pliant tandis que les lames se déployaient.
Sol serra encore plus fort le bébé contre lui. Sa peau était huileuse, son visage chargé de mucus excrété à la naissance. Ses yeux suivaient des directions différentes, mais semblaient fixés sur Sol. Il ne restait plus que quelques secondes.
Réponds oui, papa.
Sol n’avait pas oublié son rêve.
La tête du gritche s’abaissa jusqu’à ce que les terribles yeux rubis ne regardent plus que Sol et son enfant. Les mâchoires de vif-argent s’entrouvrirent légèrement, montrant de multiples rangées de dents d’acier. Quatre mains se tendirent, la paume métallique vers le haut, et s’immobilisèrent à cinquante centimètres du visage de Sol.
Réponds oui, papa.
Sol se souvenait que, dans son rêve, sa fille le serrait très fort. Il comprenait que, tout compte fait, quand tout le reste est devenu poussière, la loyauté envers ceux que nous aimons est la seule chose que nous pouvons emporter avec nous dans la tombe. La foi, la vraie foi, reposait sur cet amour-là.
Sol leva son nouveau-né mourant, âgé de quelques secondes à peine, qui poussait son premier et son, dernier cri, et le donna au gritche.
L’absence soudaine de son poids déjà si léger le frappa d’un terrible vertige.
Le gritche prit Rachel, recula, et fut environné de lumière.
Derrière le Sphinx, l’arbre aux épines cessa de miroiter, se mit en phase avec le moment présent, et devint d’une netteté terrifiante.
Sol s’avança, les bras implorants, tandis que le gritche reculait dans la lumière et disparaissait. Une série d’explosions déchira la couverture nuageuse et jeta le vieil homme à genoux sous la force de l’onde de choc.
Derrière lui, autour de lui, les Tombeaux du Temps étaient en train de s’ouvrir.
J’ouvris les yeux, et regrettai aussitôt d’avoir été réveillé.
Roulant sur le côté, plissant les yeux, pestant contre la soudaine invasion de lumière, je vis Leigh Hunt assis au bord du lit, la seringue à instillations encore à la main.
— Vous avez pris assez de pilules pour vous faire dormir toute la journée, me dit-il. Debout, et haut les cœurs !
Je m’assis au bord du lit, massai ma barbe du matin sur mes joues, et jetai un regard de travers à Hunt.
— Qui vous a donné le foutu droit d’entrer dans ma chambre ? demandai-je.
L’effort me fit tousser, et cela ne cessa que lorsque Hunt revint de la salle de bain avec un verre d’eau.
— Buvez ça, me dit-il.
Je bus, tout en essayant vainement de projeter ma colère entre deux quintes. Les vestiges de mon rêve étaient en train de se diluer comme la brume du matin. Je me sentis gagné par un terrible sentiment de perte.
— Habillez-vous, me dit Hunt en se levant. La Présidente veut vous voir dans ses appartements privés dans vingt minutes. Beaucoup de choses se sont produites pendant votre sommeil.
— Quelles choses ?
Je me frottai les yeux et passai la main dans mes cheveux ébouriffés.
— Renseignez-vous auprès de l’infosphère, me dit Hunt en souriant. Et n’oubliez pas, vingt minutes, pas une de plus, Severn, ajouta-t-il en sortant.
Je fis ce qu’il m’avait conseillé. L’accès à l’infosphère ressemble un peu à la descente sur un océan à la surface diversement agitée. En temps normal, la houle est légère et n’offre pas beaucoup de résistance. Les jours de crise, il y a des moutons et quelques lames de fond. Aujourd’hui, c’était un véritable ouragan qui se déchaînait. Il fallait avancer à contre-courant, et la confusion la plus totale régnait sur les grandes voies d’accès aux données. La matrice de l’infoplan était surchargée de demandes de transfert. L’Assemblée de la Pangermie, qui n’émettait normalement qu’un bourdonnement multiplex d’informations et de débats politiques, était en proie à un vent de panique. Les votes interrompus et les rapports de situation caducs s’effilochaient comme des nuages chassés par la tempête.
— Mon Dieu ! murmurai-je.
Je voulus me retirer, mais la pression de toutes ces informations pesait sur mes circuits d’implant et sur mon cerveau. Guerre. Attaque surprise. Destruction imminente du Retz. Rumeurs de déposition de la Présidente Gladstone. Émeutes sur une vingtaine de mondes. Manifestations violentes des fidèles du gritche sur Lusus. La flotte de la Force abandonne le système d’Hypérion dans une tentative de repli désespérée, mais c’est déjà trop tard, beaucoup trop tard. Hypérion est déjà attaquée. On craint une invasion par les canaux distrans…
Je me levai, courus prendre ma douche et mes soniques en un temps record. Hunt ou bien quelqu’un d’autre avait disposé sur le dossier d’une chaise un complet gris et une cape. Je m’habillai à toute vitesse, me brossai les cheveux sans les sécher, de sorte que mes boucles mouillées tombaient sur mon col.
Il ne fallait surtout pas faire attendre la Présidente de l’Hégémonie humaine. Surtout pas.
— Il était temps que vous arriviez, me dit Meina Gladstone lorsque j’entrai dans ses appartements privés.
— Qu’est-ce que c’est que ce bordel que vous avez foutu ? lui demandai-je.
Elle battit trois fois des paupières. De toute évidence, la Présidente de l’Hégémonie humaine n’avait pas l’habitude qu’on s’adresse à elle sur ce ton.
Putain de merde ! ajoutai-je en mon for intérieur.
— N’oubliez pas qui vous êtes et à qui vous parlez, me dit Gladstone d’une voix glacée.
— J’ignore qui je suis. Et je suis peut-être en train de parler à la plus grande criminelle de toute l’histoire depuis Horace Glennon-Height. Pourquoi avez-vous laissé éclater cette fichue guerre ?
Elle battit de nouveau des paupières et regarda autour d’elle. Nous étions tout seuls. Le salon était vaste et la pénombre agréable. Il y avait au mur des toiles de l’Ancienne Terre ; mais je m’en fichais pas mal, sur le moment, même si c’étaient des Van Gogh originaux.
Je dévisageai la Présidente. Son visage réputé lincolnien n’était que celui d’une vieille femme qu’éclairait la lumière parcimonieusement filtrée par les stores. Elle soutint mon regard quelques instants, puis détourna la tête.
— Excusez-moi, lui dis-je sèchement, sur un ton qui démentait mes paroles. Mais vous n’avez pas laissé éclater la guerre, vous l’avez fait éclater, n’est-ce pas ?
— Non, Severn. Je ne l’ai pas provoquée.
Sa voix était aussi faible qu’un chuchotement.
— Expliquez-vous, insistai-je en faisant les cent pas devant la haute fenêtre dont les stores dessinaient sur mes vêtements des bandes horizontales de lumière. Et sachez que je ne suis pas Joseph Severn.
Elle haussa un sourcil.
— Dois-je vous appeler H. Keats ?
— Vous pouvez m’appeler Personne. De sorte que, lorsque les autres cyclopes viendront et vous demanderont qui vous a aveuglée, vous pourrez répondre : « Personne », et ils s’en iront en disant que c’était la volonté des dieux.
— Vous avez l’intention de m’aveugler ?
— Je pourrais vous tordre le cou et m’en aller d’ici sans le moindre remords. Des millions d’êtres vont périr avant que cette semaine ne se termine. Comment avez-vous pu accepter cela ?
Elle posa un doigt sur sa lèvre inférieure.
— L’avenir ne bifurque que dans deux directions, dit-elle d’une voix très douce. La guerre, avec incertitude totale, ou bien la paix, avec annihilation totale certaine. J’ai choisi la guerre.
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