Il s’arrêta sur la corniche basse pour contempler, au-dessous de lui, le spectacle familier. Sa fille, la jeune femme à qui Saraï et lui avaient dit adieu lorsqu’elle était partie faire sa thèse sur le monde lointain d’Hypérion, gisait nue sur la grosse dalle de pierre plate. Au-dessus d’eux tous, bien plus haut, flottaient les deux points rouges qui étaient les yeux du gritche. Sur l’autel était posé un long poignard à lame courbe, d’une seule pièce, qui semblait en corne.
La voix se fit alors entendre.
Sol ! Prends ta fille, ta fille unique, Rachel, que tu aimes, et te rendre sur le monde qu’on appelle Hypérion pour l’immoler par le feu à l’un des endroits que je t’indiquerai.
Il avait les bras qui tremblaient de rage et de douleur. Il s’arracha littéralement les cheveux et cria dans les ténèbres la réponse qu’il avait déjà donnée à la voix.
Il n’y aura plus d’offrande, ni d’enfant ni de parent. Il n’y aura plus d’autre sacrifice. Le temps de l’obéissance et de l’expiation est passé ! Aide-nous en ami, ou bien va-t’en !
Dans ses précédents rêves, ces paroles avaient été suivies du hurlement du vent et d’un terrible sentiment de solitude tandis que des pas lourds s’éloignaient dans la nuit. Mais, cette fois-ci, le rêve persista ; l’autel se mit à rougeoyer et fut soudain vide, à l’exception du poignard de corne. Les deux ovales rouges flottaient toujours au-dessus de lui, comme des rubis de feu de la taille d’une planète.
Écoute-moi bien, Sol , reprit la voix, beaucoup plus modulée à présent, comme si elle murmurait à l’oreille de Sol au lieu de résonner dans les cieux. L’avenir de l’humanité dépend du choix que tu vas faire. Peux-tu offrir ta Rachel par amour, sinon par obéissance ?
Sol entendit la réponse dans sa tête alors même qu’il cherchait les mots. Il n’y aurait plus d’offrande. Ni aujourd’hui ni jamais. L’humanité avait suffisamment souffert pour son amour des dieux, pour sa longue quête d’un Dieu. Il songea aux nombreux siècles durant lesquels son peuple, le peuple juif, avait négocié avec Dieu, récriminant, marchandant, protestant contre l’injustice des choses, mais revenant toujours et toujours à l’obéissance pure et simple, quel qu’en soit le prix final. Des générations entières exterminées dans les fours de la haine. Les générations futures marquées par les feux glacés du rayonnement et de la haine, encore.
Pas cette fois-ci. Plus jamais.
— Réponds oui, papa.
Sol regarda, effaré, le contact d’une main sur la sienne. Sa fille Rachel se tenait à côté de lui, ni bébé ni adulte, mais âgée de huit ans, telle qu’il l’avait connue deux fois, une dans chaque sens de son évolution, avec ses cheveux châtain clair rassemblés en une seule tresse, sa salopette en jean délavé et ses baskets de gamine.
Il lui prit la main, en la serrant aussi fort que possible sans lui faire de mal. Il sentit qu’elle lui rendait sa pression. Ce n’était pas une illusion. Ce n’était pas une manifestation finale de la cruauté du gritche. C’était sa fille.
— Réponds oui, papa.
Sol avait résolu le problème d’Abraham de l’obéissance à un Dieu devenu malveillant. L’obéissance ne pouvait plus occuper la place la plus importante dans les relations entre l’humanité et sa divinité. Mais que se passait-il lorsque c’était l’enfant choisi pour le sacrifice qui demandait l’obéissance au caprice de la divinité ?
Il mit un genou à terre près de sa fille et lui ouvrit ses bras.
— Rachel !
Elle se serra contre lui avec la même fougue qu’en d’innombrables occasions du même genre, le menton haut sur l’épaule de son père, les bras chargés d’un amour intense. Et elle murmura à son oreille :
— Je t’en prie, papa, il faut que nous répondions oui.
Il continua de la serrer contre lui, heureux de sentir ses petits bras et la chaleur de sa joue. Il pleurait silencieusement, et il sentait les larmes couler sur sa joue et sur sa barbe, mais il ne voulait pas la lâcher, même une seconde, pour les essuyer.
— Je t’aime, papa, murmura Rachel.
Il se redressa alors, s’essuya le visage du revers de la main, et commença, en tenant fermement sa fille par la main, la lente descente vers l’autel de pierre.
Il se réveilla avec la sensation qu’il tombait, et qu’il cherchait à protéger le bébé. Rachel dormait toujours contre son torse, les poings serrés, le pouce à la bouche ; mais lorsqu’il se redressa, elle se réveilla avec le réflexe de tension et le cri d’un nouveau-né effrayé. Sol laissa tomber sa cape et ses couvertures pour la serrer tendrement dans ses bras.
Il faisait jour. La matinée semblait même bien avancée. La nuit avait pris fin pendant leur sommeil, et le soleil avait envahi la vallée et les tombeaux. Le Sphinx était tapi au-dessus d’eux comme un prédateur dont les pattes s’étendaient de chaque côté de l’escalier où il avait dormi.
Rachel se mit à vagir, le visage horriblement déformé par la faim, le choc du réveil et la peur qu’elle sentait chez son père. Sol la berça dans la lumière fantasmagorique. Il remonta à l’entrée du Sphinx, changea sa couche, chauffa l’un des derniers biberons et le lui donna jusqu’à ce que ses vagissements se transforment en petits bruits de succion. Il lui fit faire son rot, puis la promena dans ses bras jusqu’à ce qu’elle se rendorme d’un sommeil léger.
Le moment de sa naissance se situait dans moins de dix heures, à la tombée du soir. Sa fille vivrait alors ses dernières minutes. Il aurait voulu que le Sphinx fût un grand édifice de verre symbolisant le cosmos et la divinité qui régnait sur lui. Il aurait alors jeté des pierres sur sa façade, jusqu’à ce qu’il ne reste plus un seul carreau entier.
Il essaya de se rappeler son rêve dans tous ses détails, mais le peu d’assurance et de chaleur qu’il avait pu en retirer fondirent à la lumière crue du soleil d’Hypérion. L’idée d’offrir sa fille en sacrifice au gritche lui révulsait l’estomac d’horreur.
— Ne t’inquiète pas, murmura-t-il tandis qu’elle s’agitait dans son sommeil. Tout va très bien se passer, tu verras, ma chérie. Le vaisseau du consul sera bientôt là. Je sens qu’il va arriver d’un instant à l’autre.
Le vaisseau n’arriva ni avant midi ni dans le milieu de l’après-midi. Sol arpenta la vallée en criant le nom de ses compagnons disparus et en chantant des berceuses à moitié oubliées chaque fois que Rachel se réveillait. Elle se rendormait aussitôt. Elle semblait aussi légère qu’une plume. Il se rappelait qu’elle pesait exactement six livres et trois onces à la naissance, et mesurait dix-neuf pouces. Il sourit à l’évocation des antiques unités de mesure de sa planète natale, le monde de Barnard.
En fin d’après-midi, il se réveilla en sursaut de sa demi-torpeur à l’ombre de la patte tendue du Sphinx. Le bébé aux bras, il regarda le vaisseau qui descendait lentement dans le ciel lapis.
— Il est arrivé ! cria-t-il tandis que Rachel gigotait et couinait comme si elle comprenait.
La ligne bleue d’une flamme de fusion brûlait avec l’intensité que seul peut atteindre un vaisseau dans l’atmosphère. Sol sautillait sur place, rempli d’espoir comme il ne l’avait pas été depuis bien longtemps. Il sauta en hurlant jusqu’à ce que Rachel, inquiète, se mette à pleurer. Il cessa alors de s’agiter et la souleva au-dessus de sa tête, sachant très bien que ses jeunes yeux étaient encore incapables d’accommoder, mais voulant qu’elle voie la beauté de ce vaisseau en train de décrire une courbe au-dessus des montagnes lointaines et de descendre se poser sur le plateau désertique.
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