— Je pense que c’est inutile, Paul, répondit-il. D’après ces indications, son taux de sucre est élevé, et son sang est aussi riche en substances nutritives que si elle venait de faire un bon repas.
— Mais… comment ?
Sol secoua la tête.
— Ce fichu truc joue peut-être le rôle de cordon ombilical, dit-il en désignant le câble qui entrait dans son crâne à l’endroit où se trouvait la dérivation neurale.
— Que fait-on, aujourd’hui ? demanda le père Duré.
Sol leva les yeux vers le ciel qui prenait déjà les couleurs d’un dôme vert et lapis auxquelles Hypérion les avait habitués.
— Nous attendons, répondit-il.
Het Masteen reprit connaissance au moment le plus chaud de la journée, peu avant que le soleil fût au zénith. Il se redressa subitement en criant :
— L’Arbre !
Duré, qui se trouvait sur les marches du Sphinx, accourut aussitôt. Sol prit Rachel, qui dormait à l’ombre contre le mur, et s’avança jusqu’au Templier. Les yeux de ce dernier étaient fixés sur un point au-dessus des falaises. Sol suivit son regard, mais ne distingua qu’un coin de ciel pâle.
— L’arbre ! s’écria de nouveau Masteen en levant une main calleuse.
Duré lui soutint les épaules.
— Il délire, dit-il. Il croit qu’il voit l’ Yggdrasill , son vaisseau-arbre.
Het Masteen se débattit pour dégager ses épaules.
— Non, pas l’ Yggdrasill , haleta-t-il à travers ses lèvres sèches. L’Arbre. L’Arbre Ultime. L’Arbre de la Douleur !
Les deux hommes levèrent de nouveau les yeux, mais le ciel était vide, à l’exception des nuages effilochés poussés par la brise venue du sud-ouest. A ce moment-là, il y eut une soudaine recrudescence des marées du temps, et ils baissèrent tous les deux la tête, pris d’un soudain vertige. Mais cela passa rapidement.
Het Masteen essayait de se mettre debout. Les yeux du Templier étaient toujours fixés sur un point lointain. Sa peau était si chaude qu’elle brûlait les mains de Sol.
— Allez chercher le médipac qui nous reste, demanda vivement ce dernier. Programmez-le pour qu’il lui perfuse l’ultramorphine et le fébrifuge.
Duré s’empressa d’obéir.
— L’Arbre de la Douleur ! réussit à murmurer Het Masteen. Je devais lui servir de Voix ! L’erg devait le propulser à travers le temps et l’espace ! L’évêque et la Voix du Grand Arbre m’ont choisi ! Je ne peux pas leur faire défaut…
Il se débattit encore quelques secondes contre les bras de Sol qui l’immobilisaient, puis retomba en arrière contre le mur de pierre.
— Je suis l’Élu Authentique, murmura-t-il tandis que l’énergie le quittait comme l’air qui s’échappe d’un ballon de baudruche. C’est moi qui dois guider l’Arbre de la Douleur pendant la période de l’Expiation.
Il referma les yeux. Duré mit en place le médipac, réglé en fonction des particularités du métabolisme du Templier. Tandis que l’adrénaline et les antalgiques faisaient leur œuvre, Sol se pencha plus près de Masteen.
— Ce n’est pas la terminologie habituelle des Templiers, lui fit remarquer le père Duré. Il utilise le langage du culte gritchtèque. Cela explique un certain nombre de mystères, ajouta-t-il tandis que Sol se tournait vers lui. En particulier, cela éclaire certains points du récit de Brawne Lamia. Pour une raison qui m’échappe, les Templiers se sont entendus avec l’Église de l’Expiation Finale… Le culte gritchtèque.
Sol hocha lentement la tête. Passant son propre persoc autour du poignet de Masteen, il ajusta l’écran.
— Cet Arbre de la Douleur est certainement le fameux arbre aux épines du gritche, continua Duré en levant de nouveau la tête vers le coin de ciel vide qu’avait regardé Masteen. Mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi il dit que l’erg et lui ont été désignés pour le propulser à travers l’espace et le temps. Croit-il vraiment pouvoir piloter l’arbre du gritche comme un Templier pilote un vaisseau-arbre ? Et pour quelle raison ferait-il cela ?
— Si vous voulez connaître la réponse, lui dit Sol d’une voix épuisée, il vous faudra attendre de le rencontrer dans l’autre monde. Il vient de mourir.
Duré vérifia les écrans, ajouta au circuit le persoc de Lénar Hoyt, essaya tous les stimulants du médipac, le choc cardiopulmonaire, le bouche-à-bouche. Rien n’y fit. Les aiguilles des cadrans ne bougèrent pas d’un millimètre. Le Templier Het Masteen, pèlerin gritchtèque et Voix de l’Arbre Authentique, était mort, et bien mort.
Ils attendirent une heure, ne faisant confiance à rien dans cette perverse vallée gritchtèque. Mais lorsque les moniteurs commencèrent à annoncer la rapide décomposition du corps, ils donnèrent à Masteen une sépulture sommaire, à une cinquantaine de mètres de là, près du sentier, en direction de l’entrée de la vallée. Kassad avait laissé derrière lui une bêche pliante, dénommée « outil de tranchée » dans le jargon de la Force, et les deux hommes se relayèrent pour creuser tout en surveillant tour à tour Rachel et Brawne Lamia.
Tandis que Sol tenait son enfant dans ses bras à l’ombre d’un gros rocher, Duré prononça quelques mots avant de recouvrir de terre le linceul improvisé en fibroplaste.
— Je n’ai pas vraiment connu Het Masteen, et nous n’appartenions pas à la même religion. Mais notre profession était la même. La Voix de l’Arbre Masteen a passé une grande partie de sa vie à répandre ce qu’il pensait être la parole de Dieu, et à accomplir la volonté divine à travers les écrits du Muir et les beautés de la nature. Sa foi était authentique, testée par les épreuves, tempérée par l’obéissance, et scellée, finalement, par le sacrifice.
Il s’interrompit pour regarder le ciel, qui avait pris un éclat métallique bleuté.
— Accepte ton serviteur en ton sein, ô Seigneur. Reçois-le dans tes bras comme tu nous recevras tous un jour, nous qui te cherchons mais avons perdu notre chemin. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, amen.
Rachel se mit soudain à pleurer. Sol fit les cent pas en la berçant tandis que Duré pelletait la terre sur le linceul de fibroplaste à forme humaine.
Ils retournèrent au Sphinx. Ils déplacèrent Brawne dans le seul coin d’ombre qui restait. Ils n’avaient aucun moyen de l’abriter du soleil de fin d’après-midi, à moins de la transporter à l’intérieur du tombeau, et aucun des deux hommes ne tenait à faire cela.
— Le consul a dû faire la moitié du voyage à l’heure qu’il est, murmura le prêtre après avoir bu longuement à sa gourde.
Il avait le front tanné par le soleil et recouvert d’une pellicule de transpiration.
— Je le pense aussi, dit Sol.
— Il devrait être de retour ici demain à la même heure. Nous utiliserons les bistouris laser pour libérer Brawne, puis nous laisserons l’infirmerie de bord s’occuper d’elle. Quant à Rachel, j’espère que les caissons cryotechniques arrêteront son vieillissement, malgré ce que disent les médecins.
— Je l’espère aussi, fit Sol.
Le père Duré remit la gourde en place et se tourna vers l’érudit.
— Vous croyez que c’est ainsi que les choses vont se passer ?
— Non, fit Sol en lui rendant tranquillement son regard.
Les ombres s’étiraient à partir des falaises du sud-ouest. Toute la chaleur du jour semblait s’être solidifiée avant de se dissiper peu à peu. Des nuages noirs arrivaient du sud.
Rachel dormait à l’ombre de l’entrée du Sphinx. Sol la laissa quelques instants pour se rapprocher de l’endroit où Paul Duré était en train de contempler la vallée. Posant une main sur l’épaule du prêtre, il demanda :
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