Il restait environ une demi-heure de crépuscule. Il prit rapidement le chemin de l’entrée de la vallée, en criant plusieurs fois le nom de Duré. Chaque fois qu’il passait devant un tombeau, il regardait à l’intérieur sans y entrer. Les murs du Tombeau de Jade, où Hoyt avait été tué, émettaient déjà un halo d’un vert laiteux. L’Obélisque noir projetait son ombre jusque sur les hauteurs de la falaise du sud-est. Le Monolithe de Cristal avait encore son sommet éclairé par les dernières lueurs du couchant, qui disparurent sous les yeux de Sol tandis que le soleil se couchait quelque part derrière la Cité des Poètes. Dans le soudain silence glacé du soir, après avoir dépassé les Trois Caveaux et crié à trois reprises le nom du prêtre, Sol eut l’impression que l’air moite qui soufflait sur son visage était l’haleine d’une bouche géante qui se rapprochait de lui.
Aucune réponse ne lui parvint.
Il se tenait maintenant dans les toutes dernières lueurs du crépuscule, au détour de la vallée qui menait au Palais du gritche hérissé de lames et d’arcs-boutants, sombre et sinistre dans les ténèbres grandissantes. Il essayait, dans le noir, de donner un sens aux prolongements, piquants et arêtes qui garnissaient le monument, et cria plusieurs fois en direction de l’intérieur, mais seul l’écho lui répondit. Et Rachel se remit à vagir.
Frissonnant, éprouvant une sensation de froid piquant à la base de la nuque, se retournant sans cesse pour surprendre la présence invisible qui l’épiait, mais ne voyant que des ombres de plus en plus épaisses que les étoiles, derrière les nuages, ne parvenaient pas à percer, Sol reprit d’un pas rapide le chemin du Sphinx. Arrivé devant le Tombeau de Jade, il se mit à courir tandis que le vent de la nuit se levait avec un cri d’enfant déchirant.
— Merde ! s’exclama-t-il en arrivant au sommet des marches du Sphinx.
Brawne Lamia avait disparu. Il n’y avait plus aucune trace d’elle ni du cordon ombilical argenté.
Jurant entre ses dents, serrant très fort Rachel contre lui, il chercha la lampe dans son sac.
Dix mètres plus loin dans le couloir central, il retrouva la couverture dans laquelle Brawne avait été enveloppée. Plus loin, il n’y avait rien d’autre. Les nombreux corridors secondaires faisaient des méandres, tantôt plus larges, tantôt plus étroits, et le plafond s’abaissait au point qu’il dut bientôt ramper, le bébé dans son bras droit contre sa joue. Il avait horreur de se retrouver dans les profondeurs de ce tombeau. Son cœur battait si fort qu’il s’attendait presque à un infarctus d’un moment à l’autre.
La dernière galerie se rétrécissait en cul-de-sac. Là où le câble de métal s’était enfoncé dans la roche, il n’y avait plus rien que de la pierre lisse.
Tenant sa lampe entre ses dents, il frappa plusieurs fois la paroi rocheuse du talon de la main, poussa de toutes ses forces des dalles de la taille d’une maison, comme s’il espérait déclencher l’ouverture d’un passage secret, tout cela sans résultat.
Serrant Rachel contre lui, il prit le chemin du retour, se trompant plusieurs fois aux embranchements, certain d’être perdu, le cœur battant à se rompre. Puis il reconnut l’une des galeries par lesquelles il était passé, et trouva rapidement la sortie. Il porta son enfant au pied des marches, et commença à s’éloigner du Sphinx. Dans la vallée, il s’assit sur un rocher pour récupérer son souffle. La joue de Rachel reposait contre son cou, et elle était parfaitement silencieuse. Seuls ses petits doigts remuaient, agrippant faiblement la barbe de Sol.
Le vent se leva derrière eux sur les terres désolées. Les nuages s’écartèrent, puis se refermèrent de plus belle, occultant les étoiles, de sorte que la seule lumière provenait maintenant du faible éclat interne des Tombeaux du Temps. Sol avait peur que les cognements redoublés de son cœur ne fassent peur au bébé, mais Rachel continuait de se blottir contre lui, et le contact de son petit corps chaud le rassurait.
— Bon sang ! murmura-t-il dans sa barbe.
Il s’était pris d’affection pour Brawne Lamia. Il s’était pris d’affection pour tous les pèlerins, et ils avaient tous disparu, un par un. Sa formation d’universitaire l’avait conditionné à rechercher une configuration dans chaque chaîne d’évènements, un grain particulier dans chaque pierre meulée par l’expérience. Mais il ne voyait aucune configuration spéciale dans les évènements d’Hypérion. Il n’y trouvait que le désordre et la mort.
Sans cesser de bercer son enfant, il se tourna vers le désert, envisageant de quitter cet endroit au plus vite, de marcher jusqu’à la cité morte ou jusqu’à la forteresse de Chronos, pour essayer de gagner le littoral du nord-ouest, ou encore celui du sud-est, là où la Chaîne Bridée faisait intersection avec la mer. Il leva un doigt tremblant vers son visage et se frotta la joue. Il ne pouvait rien espérer de tout cela. Quitter la vallée n’avait pas sauvé Martin Silenus. La présence du gritche avait été signalée au sud de la Chaîne Bridée, jusqu’à Endymion et jusqu’aux autres villes du Sud. Même si le monstre les épargnait, Rachel et lui, la soif et la faim auraient vite raison d’eux. Sol aurait pu survivre, à la rigueur, en se nourrissant de racines et de petits animaux, mais les réserves de lait pour Rachel étaient trop limitées. Brawne n’en avait pas rapporté suffisamment de la forteresse.
Il se souvint brusquement, alors, que les réserves de lait n’avaient aucune importance.
Dans moins d’un jour, je serai tout seul.
Il réprima un gémissement de douleur à cette pensée. Sa détermination de sauver son enfant lui avait fait traverser un quart de siècle et plus de deux cents années-lumière. Sa résolution de redonner à Rachel la vie et la santé qu’elle avait perdues représentait une force presque palpable, une énergie farouche que Saraï et lui avaient eue en commun et qu’ils avaient entretenue de la même manière que les prêtres d’un temple entretiennent une flamme sacrée. Mais, par Dieu, non ! Il y avait un sens aux choses, un soubassement moral à cette plate-forme d’évènements apparemment aléatoires, et Sol Weintraub était prêt à jouer sa vie et celle de sa fille sur cette certitude.
Il se leva, redescendit lentement le sentier qui menait au Sphinx, grimpa l’escalier, prit une cape isotherme et des couvertures, et confectionna un nid douillet pour deux sur la plus haute marche tandis que les vents d’Hypérion mugissaient et que les Tombeaux du Temps émettaient une lumière plus forte que jamais.
Rachel était contre son ventre et son torse, la joue sur son épaule, ses petites mains s’ouvrant et se refermant tandis qu’elle lâchait sa prise sur le monde pour entrer dans l’univers des rêves d’enfant. Il écouta sa respiration douce lorsqu’elle sombra dans un sommeil profond, et entendit le bruit des petites bulles de salive qui se formaient sur sa bouche. Au bout d’un moment, il lâcha, lui aussi, sa prise sur le monde, et la rejoignit dans le sommeil.
Sol fit le même rêve que celui qu’il subissait depuis le jour fatal où Rachel avait contracté la maladie de Merlin.
Il se voyait errant à travers un énorme espace parsemé de colonnes de la taille d’un séquoia géant, qui se dressaient dans la pénombre. Une lumière rouge tombait de très haut, en rayons presque solidifiés. Puis il entendit le vacarme d’une conflagration géante, comme si des mondes entiers étaient en train de brûler. Devant lui brillaient deux lumières ovales d’un rouge grenat.
Il reconnaissait cet endroit. Il savait qu’il allait trouver, un peu plus loin, un autel de pierre sur lequel serait étendue Rachel, sa Rachel inconsciente, âgée d’une vingtaine d’années. Puis la voix viendrait dicter ses conditions.
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