— Et, d’après la légende, le dernier qui reste voit son vœu exaucé ? demanda Lamia en s’asseyant en haut d’un rocher, les jambes pendantes.
Le père Duré leva les yeux vers le ciel.
— Je ne peux pas croire que le père Hoyt ait fait le vœu de mourir pour que je revive, dit-il.
Martin Silenus lui jeta un regard oblique.
— Quel serait votre vœu à vous, padre ?
Duré n’hésita pas un seul instant.
— Je souhaite… Je prie pour que Dieu libère à jamais l’humanité de ces deux terribles obscénités que sont le gritche et la guerre.
Il y eut un long moment de silence, durant lequel la brise de l’après-midi fit entendre ses gémissements lointains.
— En attendant, leur dit Brawne Lamia, il faut trouver de quoi manger. On ne peut pas subsister de l’air du temps.
Duré hocha la tête.
— Pourquoi avez-vous apporté si peu de vivres ? demanda-t-il.
Martin Silenus se mit à rire, puis déclama :
Ni le vin ni la bière ne l’intéressaient.
Ni chair ni poisson n’excitaient son palais.
Les sauces les plus rares étaient pour lui du son,
Il dédaignait les porchers devant leur coupe épicée.
Jamais avec des paillardes il ne s’asseyait joue contre joue,
Ni en compagnie de douces amantes dans un coin discret.
Cette âme de pèlerin aspirait seulement
À l’eau d’un clair ruisseau et à l’air des bois,
Bien qu’il ne lui déplût pas, de temps à autre,
De festoyer de quelque maigre ravenelle.
Duré sourit, visiblement toujours aussi perplexe.
— Nous nous attendions tous à triompher ou à mourir le premier soir, expliqua le consul. Nous n’avions pas prévu un si long séjour ici.
Brawne Lamia se leva et épousseta son pantalon.
— J’y vais, dit-elle. Je pense pouvoir ramener l’équivalent de quatre ou cinq jours de vivres, si je trouve des rations concentrées.
— Je vais avec vous, déclara Martin Silenus.
Il y eut un silence. Pendant la semaine du pèlerinage, le poète et Lamia avaient failli en venir aux mains une demi-douzaine de fois. Elle avait même, un jour, menacé de le tuer. Elle le contempla un long moment avant de murmurer :
— Comme vous voudrez. Nous nous arrêterons au Sphinx pour prendre nos gourdes et nos paquetages.
Le groupe reprit le chemin de la vallée tandis que les ombres commençaient à se former au pied des falaises à l’ouest.
Douze heures plus tôt, le colonel Fedmahn Kassad avait grimpé l’escalier spiralé, émergeant au plus haut niveau qui restait du Monolithe de Cristal. Les flammes montaient de tous les côtés. À travers les brèches de la paroi de cristal, il voyait les ténèbres extérieures. Le vent faisait entrer une poussière vermillon par les ouvertures, et l’air était saturé d’une poudre qui ressemblait à du sang. Il mit son casque.
À dix pas devant lui, Monéta attendait.
Elle était nue sous sa combinaison à énergie, et cela donnait l’impression qu’elle avait du vif-argent sur la peau. Kassad vit les flammes qui se reflétaient sur les courbes de ses seins et de ses cuisses. Les creux de sa gorge et de son nombril étaient luisants. Elle avait un long cou et un visage de chrome aux traits parfaitement lisses. Dans ses yeux se profilait le double reflet de la haute silhouette qui était celle de Fedmahn Kassad.
Il leva le canon de son fusil d’assaut et enclencha manuellement le sélecteur sur la puissance de feu maximale. Dans son armure d’impact activée, tout son corps se crispa avant l’attaque.
Monéta fit un geste de la main, et sa combinaison se désactiva du sommet de la tête aux épaules. Elle était maintenant vulnérable. Kassad avait l’impression de connaître chaque millimètre carré de son visage, chaque pore et chaque follicule. Ses cheveux bruns étaient coupés court, retombant légèrement sur le côté gauche. Ses yeux n’avaient pas changé. Ils étaient larges, d’un vert profond, et avaient l’air étonné et curieux. Sa petite bouche aux lèvres pleines hésitait au bord d’un sourire. Il remarqua les sourcils levés d’un air légèrement inquisiteur, les petites oreilles qu’il avait tant embrassées et qui avaient si souvent reçu ses confidences chuchotées, la gorge tendre où il avait collé sa joue pour écouter ses pulsations.
Il braqua le fusil sur elle.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.
Elle avait la même voix douce et sensuelle que dans son souvenir, le même accent difficile à définir.
Le doigt sur la détente, Kassad hésita. Ils avaient fait l’amour des dizaines de fois, ils s’étaient rencontrés dans ses rêves et dans les simulations militaires, mais s’il était vrai qu’elle parcourait le temps à reculons…
— Je sais, dit-elle d’une voix douce, apparemment inconsciente de la pression qu’il avait déjà commence à exercer sur la détente. Vous êtes celui que le Seigneur de la Douleur a annoncé.
Kassad dut lutter pour respirer. Quand il parla, sa voix était rauque et tendue.
— Tu ne te souviens pas de moi ?
— Non, dit-elle en penchant la tête pour le regarder d’un air légèrement perplexe. Mais le Seigneur de la Douleur a annoncé un guerrier. Notre destin était de nous rencontrer.
— Il y a longtemps que nous nous sommes rencontrés, réussit à murmurer Kassad.
Le fusil viserait automatiquement la tête, changeant de longueur d’onde et de fréquence à chaque microseconde, jusqu’à ce que les défenses de la combinaison à énergie soient vaincues. Outre le clap et les rayons laser, les fléchettes et les pulsants entreraient en action presque simultanément.
— Je ne me rappelle pas ce qui s’est passé il y a longtemps, dit-elle. Nous suivons le cours du temps dans des directions opposées. Sous quel nom me connais-tu dans mon avenir, ton passé ?
— Monéta…, haleta Kassad, bandant sa volonté pour obliger son doigt à presser la détente.
Elle sourit, hochant la tête.
— Monéta… L’enfant de la mémoire… Quelle ironie !
Kassad se rappela sa trahison, sa métamorphose pendant qu’ils faisaient l’amour pour la dernière fois dans les sables environnant la Cité des Poètes. Ou bien elle s’était transformée en gritche, ou bien elle avait laissé celui-ci prendre sa place. L’acte d’amour s’était transformé en monstrueuse obscénité.
Le colonel Kassad pressa la détente.
Monéta battit des paupières.
— Ça ne marche pas ici. Pas à l’intérieur du Monolithe de Cristal. Pourquoi veux-tu me tuer ?
Kassad laissa échapper un grognement, jeta à terre son arme inutile, envoya toute la puissance à ses gantelets, puis chargea.
Monéta ne fit aucun mouvement pour lui échapper. Elle le regarda charger sur une distance de dix pas, tête baissée, son armure d’impact gémissant tandis qu’elle modifiait l’alignement cristallin de ses polymères, et Kassad hurlait. Elle abaissa légèrement les bras pour amortir l’impact.
La vitesse et la masse de Kassad eurent pour effet de déséquilibrer Monéta, et ils roulèrent tous les deux à terre. Kassad essaya de lui enserrer la gorge de son gantelet. Elle lui saisit les poignets comme dans un étau tandis qu’ils roulaient vers le bord de la plateforme. Kassad se retrouva sur elle. Il essayait de tirer parti de son poids, les bras tendus, les gantelets rigides, les doigts incurvés dans leur étreinte mortelle. Sa jambe gauche pendait au-dessus du vide. Le sol était soixante mètres plus bas.
— Pourquoi cherches-tu à me tuer ? répéta Monéta dans un souffle.
Elle le fit soudain rouler vers le bord de la plate-forme, et ils tombèrent tous les deux, enlacés.
Kassad hurla. Il rabattit sa visière d’un brusque mouvement de tête. Ils tourbillonnèrent dans le vide, leurs jambes emmêlées dans une prise en ciseaux, les mains de Kassad dans l’étau des poignets de Monéta. Le temps avait ralenti. Il sentait le frottement de l’air sur sa joue comme une couverture que l’on fait glisser doucement. Puis le mouvement s’accéléra, leur chute redevint normale. Il ne restait plus que dix mètres. Kassad hurla, et visualisa le symbole qui rigidifiait son armure d’impact. Il y eut un terrible choc.
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