Le consul fit l’esquisse d’un sourire et remit la pipe dans la poche de son pantalon.
— Nous pourrions peut-être essayer de regagner à pied la forteresse de Chronos avant d’en arriver à une telle extrémité, dit-il. Les provisions du Bénarès sont épuisées, mais il y avait des chambres froides à la forteresse.
— En tout cas, j’aimerais bien… commença Lamia, soudain interrompue par un cri venant de l’intérieur du Sphinx.
Elle fut la première à arriver devant l’entrée, l’automatique de son père à la main. Le corridor était toujours sombre. Il lui fallut quelques secondes pour que sa vision s’accoutume à l’obscurité. Il n’y avait personne. Elle s’accroupit sur ses talons, balayant du canon de son arme l’angle du corridor au moment où la voix de Silenus se faisait de nouveau entendre, d’un endroit situé hors de vue.
— Hé ! Venez par ici !
Elle regarda, par-dessus son épaule, le consul qui s’avançait à son tour dans l’entrée.
— Restez là ! lança-t-elle.
Elle se mit à courir dans le couloir, en longeant le mur, le pistolet braqué à bout de bras, la sûreté défaite. Elle s’arrêta à l’entrée de la petite chambre où gisait le corps du père Hoyt.
Martin Silenus était là, penché sur le cadavre du prêtre. La bâche de fibroplaste qui l’entourait avait été défaite. La main de Silenus en tenait encore un coin. Le poète regarda Lamia, puis son arme, sans manifester le moindre intérêt, puis de nouveau le corps du prêtre.
— C’est incroyable ! murmura-t-il.
Lamia se rapprocha, abaissant son arme. Derrière elle, le consul passa la tête à l’entrée. Elle entendit le bébé de Sol Weintraub qui pleurait dans le corridor.
— Mon Dieu ! fit-elle en s’agenouillant près du corps de Lénar Hoyt.
Les traits ravagés du jeune prêtre avaient été totalement remodelés. Ils avaient maintenant l’apparence d’un homme de près de soixante-dix ans au front large, au long nez d’aristocrate, aux lèvres fines légèrement relevées aux commissures, aux pommettes saillantes et aux oreilles pointues sous une frange de cheveux blancs. Ses grands yeux étaient cachés par des paupières aussi diaphanes et aussi fines que du parchemin.
Le consul s’accroupit à son tour.
— J’ai déjà vu ce visage en holo, dit-il. C’est le père Paul Duré.
— Regardez, fit Martin Silenus.
Il tira le reste de la bâche et retourna le corps sur le côté. Deux petits cruciformes roses pulsaient sur sa poitrine, exactement comme ceux de Hoyt, à cette différence près que le dos était maintenant nu.
De la porte, où il essayait de faire taire Rachel en la berçant et en lui murmurant des paroles apaisantes, Weintraub leur cria :
— Je croyais qu’il fallait trois jours aux Bikuras pour se… régénérer !
Martin Silenus soupira.
— Les Bikuras ont été ressuscités pendant deux siècles standard par leurs parasites en forme de croix. C’est peut-être plus rapide la première fois.
— Est-ce qu’il est… commença Lamia.
— Vivant ? fit Silenus en lui prenant la main. Touchez…
La poitrine du prêtre se soulevait et retombait légèrement. La peau était tiède au contact. La chaleur des cruciformes sous la peau était palpable. Brawne Lamia retira vivement sa main.
La chose qui avait été six heures plus tôt le cadavre du père Lénar Hoyt ouvrit les yeux.
— Père Duré ? demanda Sol en s’avançant.
La tête de l’homme se tourna. Il battit des paupières comme si la lumière faible lui faisait mal, puis murmura quelque chose d’inintelligible.
— Un peu d’eau, fit le consul en sortant de sa poche une petite gourde en plastique qui ne le quittait jamais.
Tandis que Martin Silenus lui soulevait la tête, le consul aida l’homme à boire. Sol se rapprocha d’eux, mit un genou à terre et toucha l’avant-bras de l’homme. Même Rachel, avec ses yeux noirs, semblait curieuse.
— Si vous ne pouvez pas parler, dit Sol, clignez deux fois pour dire oui et une fois pour dire non. Êtes-vous le père Duré ?
La tête de l’homme pivota vers l’érudit.
— Oui, répondit-il d’une voix faible aux tons graves et cultivés. Je suis le père Paul Duré.
Le petit déjeuner comprenait du café – leur dernier –, des bouts de viande frits sur leur réchaud pliant, une poignée de mélange de céréales avec du lait réhydraté, et leur dernier morceau de pain, divisé en cinq parts. Lamia fut d’avis qu’il était délicieux.
Ils s’étaient installés à l’ombre de l’aile déployée du Sphinx, devant une roche basse au dessus plat qui leur servait de table. La matinée était déjà bien entamée, et le soleil grimpait dans un ciel sans nuages. On n’entendait aucun autre bruit que le tintement occasionnel d’une fourchette ou d’une petite cuillère accompagnant leur conversation à voix basse.
— Vous vous souvenez… d’avant ? demanda Sol.
Le prêtre portait un vêtement que lui avait donné le consul, une combinaison grise avec l’écusson de l’Hégémonie sur la poitrine. L’uniforme était un peu trop petit pour lui.
Duré tenait sa tasse de café à deux mains, comme s’il allait la lever pour la consacrer. Il tourna vers Weintraub un regard suggérant une égale mesure d’intelligence et de profonde tristesse.
— Avant ma mort ? fit-il en esquissant un sourire de ses lèvres fines de patricien. Oui, je me souviens. L’exil… Les Bikuras… Et même l’arbre de Tesla.
— Hoyt nous a raconté, à propos de l’arbre, lui dit Brawne Lamia.
Le prêtre s’était cloué les pieds et les mains sur un tesla en activité de la forêt des flammes. Il avait souffert des années, mourant et ressuscitant tour à tour, interminablement, plutôt que de céder à la facilité de symbiose offerte par le cruciforme.
Il secoua la tête.
— J’avais pourtant bien cru… ces dernières secondes… que j’avais réussi à le battre.
— Vous l’avez battu, lui dit le consul. Quand le père Hoyt et les autres vous ont retrouvé, vous aviez expulsé cette chose de votre corps. Mais les Bikuras l’ont implantée dans le corps de Lénar Hoyt.
Duré hocha la tête.
— Et tout signe de lui a disparu ?
Martin Silenus désigna la poitrine du prêtre.
— Il est évident que ce putain de truc est incapable de défier les lois de la conservation de la masse. Les souffrances de Hoyt ont été si grandes et ont duré si longtemps – il refusait de retourner là où cette chose voulait le forcer à aller – qu’il n’a jamais pris suffisamment de poids pour… une double résurrection.
— C’est sans importance, de toute manière, fit Duré avec un sourire triste. Le parasite ADN du cruciforme a une patience infinie. Il reconstituera son hôte pendant des générations, s’il le faut. Tôt ou tard, les deux parasites auront chacun le leur.
— Vous souvenez-vous de ce qui s’est passé après le tesla ? demanda Sol d’une voix tranquille.
Duré but le reste de son café avant de répondre.
— Si je me souviens de la mort ? Du ciel ou de l’enfer ? Non, madame et messieurs. J’aurais aimé pouvoir vous renseigner… Je ne me souviens que de la douleur, une éternité de douleur, puis de la libération… des ténèbres. Et je me suis réveillé ici. Combien d’années, m’avez-vous dit, se sont écoulées ?
— Près de douze, fit le consul. Mais pas plus de six pour le père Hoyt, qui a passé du temps en transit.
Le père Duré se leva, s’étira, puis fit quelques pas. Il était grand et mince, mais donnait une impression de force. Brawne Lamia ressentait l’extraordinaire charisme qui se dégageait de cette personnalité hors du commun. Elle dut se forcer à se rappeler, premièrement, qu’il appartenait à une religion dont les prêtres étaient tenus au célibat, et, deuxièmement, qu’il était à l’état de cadavre seulement une heure plus tôt. Elle regarda le vieillard tandis qu’il faisait les cent pas, sa démarche aussi souple et élégante que celle d’un chat, et elle se rendit compte que, malgré tout cela, rien ne pouvait détruire le magnétisme personnel qui émanait du prêtre. Elle se demandait si les hommes étaient également capables de percevoir cela.
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