J’ouvris la bouche pour dire quelque chose, puis je me ravisai. Je me contentai d’écouter le bruissement de l’eau sous le pont.
— Aucune autre impression, H. Severn ? insista Gladstone.
— Aucune.
— Très bien. Je vous souhaite une bonne nuit et des rêves agréables. Demain sera peut-être une journée difficile, mais je veux absolument trouver un moment pour m’entretenir avec vous.
— Bonne nuit, répondis-je.
Je tournai les talons et m’éloignai rapidement en direction de l’aile de la Maison du Gouvernement où j’avais mes quartiers.
Dans l’obscurité de ma chambre, je programmai une sonate de Mozart et pris trois comprimés de trisécobarbital. Il était probable qu’ils allaient m’assommer et que je dormirais d’un sommeil sans rêves où le fantôme de Johnny Keats et mes pèlerins encore plus spectraux ne pourraient jamais me trouver. Cela décevrait sans doute Meina Gladstone, mais je n’en avais cure.
Je songeai au personnage de Swift, Gulliver, et à son dégoût de l’humanité lorsqu’il était rentré du pays des chevaux intelligents, les Houyhnhnms. Sa propre espèce l’écœurait tellement qu’il était obligé d’aller dormir à l’écurie pour être rassuré par la présence et l’odeur des chevaux.
Ma dernière pensée, avant de m’endormir, fut : Au diable Meina Gladstone, au diable la guerre, au diable le Retz tout entier.
Et au diable mes rêves.
Brawne Lamia s’endormit peu avant l’aube d’un sommeil agité. Ses rêves étaient remplis d’images et de bruits venus d’ailleurs. Des conversations à moitié inaudibles et à moitié intelligibles avec Meina Gladstone, une salle qui semblait flotter dans l’espace, des mouvements continuels d’hommes et de femmes dans des corridors où les murs chuchotaient comme un récepteur mégatrans mal réglé. Et, derrière ces rêves fiévreux et ces images désordonnées, l’idée insensée que Johnny – son Johnny – était près, tout près d’elle. Lamia cria dans son sommeil, mais le bruit se perdit dans les échos irréguliers des pierres du Sphinx en train de refroidir et des dunes en train de se déplacer.
Lamia se réveilla brusquement, tous ses sens immédiatement en alerte, comme un instrument transistorisé qui se met en marche. Sol Weintraub était censé monter la garde, mais elle vit qu’il s’était endormi devant la porte basse de la chambre où le groupe s’était réfugié. Son bébé, Rachel, dormait par terre, près de lui, dans des couvertures, le derrière levé, le visage vers le sol, une petite bulle de salive au coin des lèvres.
Lamia tourna la tête à la faveur d’un globe bioluminescent de très faible puissance, et dans la clarté du jour qui filtrait de l’entrée située quatre mètres plus loin dans le corridor, un seul autre pèlerin était visible, roulé en boule sur les dalles de pierre. Martin Silenus ronflait, la bouche ouverte. Elle sentit une vague de peur, comme si les autres l’avaient abandonnée dans son sommeil avec le poète, le bébé et Sol. Mais elle se rendit vite compte que, finalement, seul le consul avait disparu. Le groupe de pèlerins, composé à l’origine de sept adultes et d’un enfant, avait déjà perdu Het Masteen pendant la traversée de la mer des Hautes Herbes à bord du chariot à vent ; Lénar Hoyt était mort la nuit précédente, et Kassad avait disparu la veille dans la soirée. Mais le consul… Où était le consul ?
Elle regarda de nouveau autour d’elle, comme pour s’assurer qu’il n’y avait rien d’autre que des bagages, des couvertures, le poète endormi et le vieil homme avec son bébé. Elle se leva pour prendre l’automatique de son père sous une couverture, chercha le neuro-étourdisseur dans son paquetage, et se glissa sans réveiller les autres dans le corridor qui menait à l’entrée.
C’était le matin. La clarté était si vive qu’elle dut s’abriter les yeux d’une main en descendant les marches de pierre du Sphinx. La tempête s’était calmée. Le ciel d’Hypérion avait repris sa couleur lapis aux striures vertes. L’étoile d’Hypérion était un gros point blanc lumineux qui se levait en ce moment au-dessus de la paroi orientale de la falaise. Les ombres des rochers se mêlaient aux silhouettes profilées des Tombeaux du Temps éparpillés dans la vallée. Le Tombeau de Jade scintillait. Lamia vit que de nouvelles dunes s’étaient formées, et que les sables vermillon et blanc avaient des courbes neuves et sensuelles contrastant avec les striures anciennes de la roche. Il ne restait plus aucune trace de leur campement de la veille. Le consul était là, assis sur un rocher à une dizaine de mètres d’elle. Il contemplait tranquillement la vallée en fumant sa pipe. Elle glissa le pistolet dans sa poche, avec l’étourdisseur, et le rejoignit.
— Aucune trace du colonel Kassad, lui dit-il sans tourner la tête.
Elle regarda de l’autre côté de la vallée, en direction du Monolithe de Cristal. Sa façade, naguère brillante, était carbonisée et déchiquetée. Il manquait tout le haut de l’édifice, et il y avait encore des débris fumants à sa base. Les cinq cents mètres qui séparaient le Sphinx du Monolithe étaient défoncés et criblés de cratères.
— On dirait qu’il s’est défendu, fit-elle.
Le consul émit un grognement pour toute réponse. L’odeur de la pipe donnait faim à Lamia.
— Je suis descendu jusqu’au Palais du gritche, qui se trouve à deux kilomètres d’ici, lui dit enfin le consul. Il semble qu’une bataille ait eu lieu devant le Monolithe. Il n’y a toujours pas de trace d’entrée dans le bâtiment, mais la façade est maintenant suffisamment déchirée pour montrer la structure intérieure en nid d’abeille que nos radars de profondeur ont toujours détectée.
— Et Kassad n’a laissé aucune trace ?
— Aucune.
— Pas de sang ? Pas d’ossements ? Pas de mot disant qu’il reviendrait après avoir livré sa marchandise ?
— Rien du tout.
Brawne Lamia soupira et s’assit sur une grosse pierre près du rocher du consul. Le soleil était chaud sur sa peau. Elle plissa les yeux en direction de l’entrée de la vallée.
— Qu’allons-nous faire, maintenant ? demanda-t-elle.
Le consul prit sa pipe entre ses doigts, l’examina en fronçant les sourcils et hocha la tête.
— J’ai essayé de nouveau de communiquer avec mon vaisseau tout à l’heure, dit-il en secouant les cendres, mais il est toujours cloué au sol. Les fréquences de secours sont également muettes. Ou le vaisseau ne relaie plus les messages, ou l’ordre a été donné de ne pas nous répondre.
— Vous voudriez vraiment tout laisser tomber ?
Il haussa les épaules. Il avait abandonné son costume d’apparat de la veille pour revêtir un gros pull de laine, un pantalon de whipcord gris et des bottines.
— Faire venir le vaisseau nous donnerait au moins la possibilité de partir rapidement. J’aimerais que les autres envisagent cette option. Après tout, Masteen a disparu, Hoyt est mort, et nous n’avons plus de nouvelles de Kassad. Je ne sais plus ce qu’il faut faire maintenant.
— Nous pourrions préparer le petit déjeuner, fit une voix grave derrière eux.
Lamia se tourna vers Sol Weintraub.
Le vieillard s’avançait avec l’enfant dans son porte-bébé contre sa poitrine. Le soleil faisait luire son crâne à moitié chauve.
— Ce n’est pas une mauvaise idée, dit-elle. Nous reste-t-il suffisamment de provisions ?
— Suffisamment pour le petit déjeuner d’aujourd’hui, en tout cas. Mais je crois que le colonel Kassad a des rations supplémentaires dans son sac. Quand elles seront épuisées, nous n’aurons plus qu’à nous nourrir de zygopèdes et à nous dévorer les uns les autres.
Читать дальше