Duré alla s’asseoir sur un rocher, étendit les jambes et commença à se masser les cuisses comme pour se débarrasser d’une crampe.
— Vous avez commencé à me dire qui vous êtes et pourquoi vous êtes ici, fit-il. Pourrais-je en savoir plus ?
Les pèlerins s’entre-regardèrent.
— Vous pensez que je suis moi-même un monstre ? leur dit le père Duré en hochant la tête. Que je suis un agent du gritche ? Je ne peux certes pas vous en vouloir si c’est cela que vous avez dans la tête.
— Nous n’avons pas de telles idées, lui dit Brawne Lamia. Le gritche n’a pas besoin d’un agent pour faire ce qu’il veut. De plus, nous vous connaissons bien grâce au récit du père Hoyt et à votre journal. Mais… nous avons déjà eu du mal à nous raconter les raisons de notre présence ici, et je crois que j’aurais, pour ma part, beaucoup de réticences à les répéter.
— J’ai pris quelques notes sur mon persoc, fit le consul. Elles sont succinctes, mais cela devrait vous renseigner suffisamment sur nous… et sur les évènements qui se sont produits au cours de cette dernière décade dans l’Hégémonie. Sur les raisons de la guerre entre le Retz et les Extros, par exemple. Je vous le prête, si vous voulez. Cela ne devrait pas vous prendre plus d’une heure.
— Je vous en suis reconnaissant, dit le prêtre en suivant le consul en direction du Sphinx.
Brawne Lamia, Sol et Silenus prirent le chemin de l’entrée de la vallée. Du col, on voyait les dunes et les contreforts désolés de la Chaîne Bridée, qui se trouvait à moins de dix kilomètres de là. Les coupoles brisées, les flèches émoussées et les arcades effondrées de la Cité des Poètes étaient visibles sur leur droite, à deux ou trois kilomètres du col, le long d’une crête que le désert était en train de combler tranquillement.
— Je vais aller jusqu’à la forteresse chercher des provisions, leur dit Lamia.
— Je n’aime pas trop l’idée de nous séparer, protesta Sol. Pourquoi ne pas y aller tous ensemble ?
Martin Silenus croisa les bras.
— Il faut que quelqu’un reste ici, pour le cas où le colonel reviendrait.
— Avant toute chose, il serait plus prudent d’explorer le reste de la vallée, proposa Sol. Le consul n’est pas allé voir plus loin que le Monolithe, ce matin.
— Je ne suis pas contre, déclara Lamia. Mais faisons vite. Je voudrais être de retour de la forteresse avant la tombée de la nuit.
Ils étaient revenus au Sphinx lorsque Duré et le consul en sortirent. Le prêtre tenait le persoc à la main. Lamia leur expliqua leurs intentions, et les deux hommes furent d’accord pour se joindre à eux.
Une fois de plus, ils explorèrent l’intérieur du Sphinx, balayant de leurs lampes chaque angle bizarre de la pierre et chaque mur suintant. Ils ressortirent à la lumière du jour et parcoururent les trois cents mètres qui les séparaient du Tombeau de Jade. Lamia se mit à frissonner lorsqu’ils entrèrent dans la salle où le gritche lui était apparu la veille. Le sang de Hoyt avait laissé une tache brune sur les dalles de céramique verte. Il n’y avait aucune trace de plancher transparent communiquant avec le labyrinthe au-dessous. Aucune trace du gritche non plus.
L’Obélisque ne possédait pas de chambres internes. Il n’y avait qu’un puits central avec une rampe spiralée, trop escarpée pour le confort des humains, qui grimpait contre la paroi d’ébène. Le moindre murmure était réverbéré, et le groupe évitait le plus possible de parler. Il n’y avait aucune fenêtre sur l’extérieur, pas la moindre ouverture au sommet de la rampe, à cinquante mètres au-dessus du sol. Leurs lampes ne leur montrèrent, au-dessus d’eux, qu’un toit incurvé. Des cordes et des chaînes, vestiges de deux siècles de visites de touristes, leur permirent de redescendre sans trop avoir peur d’une chute fatale. Lorsqu’ils se retrouvèrent à l’entrée, Martin Silenus cria une nouvelle fois le nom de Kassad, et l’écho les suivit dans la lumière du soleil.
Ils passèrent un peu plus d’une demi-heure à examiner les dégâts subis par le Monolithe de Cristal. Des flaques de sable vitrifié de cinq à dix mètres de diamètre irisaient la lumière du jour et reflétaient la chaleur sur leurs joues. La façade brisée du Monolithe, criblée de trous et dentelée par des stalactites de cristal fondu, évoquait un acte de vandalisme gratuit, mais chacun savait que Kassad avait dû se battre pour défendre sa vie. Il n’y avait pas la moindre porte, pas la moindre ouverture dans le dédale intérieur en nid-d’abeille. Les instruments affirmaient que les lieux étaient aussi déserts que jamais. Ils s’éloignèrent à contrecœur et prirent le chemin des falaises du nord, où les Trois Caveaux étaient séparés l’un de l’autre par une centaine de mètres.
— Au début, les archéologues pensaient qu’il s’agissait de la partie la plus ancienne des Tombeaux du Temps, à cause de leur aspect, expliqua Sol tandis qu’ils pénétraient dans le premier caveau.
Leurs lampes éclairaient des parois de pierre sculptées de mille motifs indéchiffrables. Aucun des caveaux ne faisait plus de trente ou quarante mètres de profondeur. Chacun se terminait abruptement par un mur de pierre dont ni les sondes ni les radars n’avaient jamais pu découvrir une extension quelconque.
En ressortant du troisième caveau, le groupe alla s’asseoir à l’ombre pour boire un peu d’eau et se partager quelques biscuits aux protéines prélevés sur les rations du paquetage de Kassad. Le vent s’était levé. Il sifflait maintenant à travers les pics au-dessus d’eux.
— Nous ne le retrouverons jamais, fit Martin Silenus. Ce putain de gritche a dû l’emporter.
Sol était en train de donner au bébé l’un des derniers biberons. Malgré tous les efforts de l’érudit pour lui protéger la tête quand ils marchaient au soleil, Rachel avait le crâne rouge.
— Il est peut-être dans l’un des tombeaux que nous avons explorés, dit-il. D’après les théories d’Arundez, certaines sections pourraient être temporellement déphasées par rapport à nous. Il voit les Tombeaux du Temps comme des constructions quadridimensionnelles, aux replis étroitement liés à l’espace-temps.
— Si je comprends bien, murmura Lamia, même si Fedmahn Kassad est là, nous ne le verrons pas.
— On peut tout de même essayer, fit le consul en se levant avec un soupir de lassitude. Il ne reste plus qu’un tombeau à visiter.
Le Palais du gritche se trouvait un kilomètre plus bas dans la vallée, au-dessous du niveau des autres, caché par une courbe de la falaise. L’édifice était moins grand que le Tombeau de Jade, mais sa complexité, avec ses flèches hérissées, ses embases, ses arcs-boutants et ses colonnes de soutien qui formaient des courbes et des arcs dans un chaos contrôlé, le faisait paraître beaucoup plus grand qu’il n’était.
L’intérieur du Palais du gritche était une chambre à la réverbération très forte et au sol irrégulier fait de milliers de segments incurvés qui rappelaient à Lamia les côtes et les vertèbres de quelque créature fossilisée. À une quinzaine de mètres au-dessus de sa tête, la coupole était tapissée de dizaines de « lames » de chrome entrecroisées, qui se prolongeaient à travers les parois pour ressortir à l’extérieur et au-dessus de l’édifice sous la forme d’épines d’acier. La coupole proprement dite était faite d’un matériau translucide qui donnait une teinte riche et laiteuse à tout l’espace intérieur.
Lamia, Silenus, le consul, Weintraub et Duré recommencèrent à appeler Kassad, mais leurs cris résonnèrent mille fois sans aucun résultat.
— Aucun signe du colonel ni de Het Masteen, déclara le consul quand ils ressortirent à l’air libre. C’est peut-être ainsi que les choses vont se passer. Nous disparaîtrons tour à tour, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un.
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