— La volonté archaïque de gagner ? répéta l’officier de la Force.
L’infosphère m’apprit qu’il s’agissait du commandant William Ajunta Lee, héros de la marine dans la guerre d’Alliance-Maui. Il paraissait jeune – cinquante-cinq ans environ –, et son grade suggérait que cette jeunesse était plutôt due à ses années de voyages interstellaires qu’à des traitements Poulsen.
— J’ai bien dit archaïque, oui, fit Reynolds en riant. Un sculpteur cherche-t-il à vaincre l’argile ? Un peintre lance-t-il une offensive contre sa toile ? Au demeurant, peut-on dire qu’un aigle ou un épervier grimpent à l’assaut des cieux ?
— Il n’y a plus d’aigles, grogna Morpurgo. Ils auraient peut-être mieux fait de s’emparer des cieux. Ils les ont trahis.
Reynolds se tourna de nouveau vers moi. Un garçon prit les restes de sa salade, et lui apporta le même potage que celui que j’étais en train de finir.
— H. Severn, vous êtes un artiste… Un illustrateur, tout au moins. Aidez-moi donc à expliquer à ces gens ce que je veux dire.
— J’ignore ce que vous voulez dire.
En attendant le plat suivant, je donnai trois petits coups sur mon verre vide. Il fut rempli aussitôt. En tête de table, à dix mètres de là, j’entendis les rires de Gladstone, de Hunt et de plusieurs membres du Fonds Social.
Spenser Reynolds ne parut pas du tout surpris de mon ignorance.
— Si nous voulons que notre race parvienne au satori authentique, dit-il, et si nous devons atteindre le niveau supérieur de conscience et d’évolution que tant de nos philosophies revendiquent, toutes les facettes de l’activité humaine doivent devenir des efforts conscients dirigés vers l’art.
Le général Morpurgo but une longue gorgée de vin et grogna :
— Y compris les fonctions corporelles d’alimentation, de reproduction et d’élimination ?
— Particulièrement ces fonctions-là ! s’exclama Reynolds en écartant les mains pour prendre la longue table de banquet comme exemple. Ce que vous voyez ici, c’est le besoin animal de transformer des composés organiques morts en énergie, l’acte de base de dévorer d’autres vies. Mais la Cime des Arbres a transformé ce besoin en art ! Et la reproduction a depuis longtemps remplacé ses origines animales grossières par l’essence de la danse chez les êtres humains civilisés. Quant à l’élimination, elle doit se transformer, elle aussi, en pure poésie !
— J’essaierai de m’en souvenir la prochaine fois que j’aurai envie de chier, fit Morpurgo.
Tyrena Wingreen-Feif émit un petit rire, et se tourna vers l’homme vêtu de noir et de pourpre qui était assis à sa droite.
— Monsignore, votre Église… catholique, je crois, selon le culte des anciens chrétiens… n’a-t-elle pas quelque jolie doctrine sur l’évolution de l’homme vers un statut un peu plus exaltant ?
Tout le monde se tourna vers le petit homme tranquille à la robe noire et au drôle de petit chapeau. Monsignore Édouard, représentant de la secte presque oubliée des anciens chrétiens, aujourd’hui confinée à la planète de Pacem et à quelques mondes coloniaux, ne figurait sur la liste des convives que parce qu’il jouait un rôle actif dans la campagne de financement du Fonds Social d’Armaghast. Jusqu’à présent, il s’était contenté de garder discrètement le nez dans son potage. Il leva d’un air surpris un visage parcheminé par les ans, le soleil et les soucis.
— En effet, dit-il, l’enseignement de saint Teilhard fait état de l’évolution vers un point Oméga.
— Ce point Oméga ressemble-t-il à notre concept zen gnostique du satori pratique ? demanda Sudette Chire.
Monsignore Édouard contempla songeusement son potage, comme s’il était plus important que la conversation en cours.
— Pas vraiment, dit-il. Saint Teilhard estimait que toute vie, à chaque niveau de conscience organique, faisait partie d’une évolution planifiée vers la convergence ultime avec Dieu. Son courant de pensée, ajouta-t-il avec un léger froncement de sourcils, a considérablement évolué depuis huit siècles, mais le fil commun est que nous considérons Jésus-Christ comme l’exemple incarné de ce que pourrait être la conscience ultime au plan humain.
Je m’éclaircis la voix.
— Est-ce que le jésuite Paul Duré n’a pas écrit assez abondamment sur cette question ? demandai-je.
Monsignore Édouard se pencha en avant pour me voir malgré Tyrena. Je lus une grande surprise sur son intéressant visage.
— Mais bien sûr, me dit-il. Je suis un peu étonné, je dois vous l’avouer, que vous ayez connaissance des travaux du père Duré.
Je soutins le regard perçant de l’homme qui, tout en exilant le jésuite sur Hypérion pour Apostasie, était demeuré son ami. Je songeai à un autre exilé du Nouveau-Vatican, le jeune Lénar Hoyt, gisant en ce moment dans un Tombeau du Temps pendant que les parasites cruciformes qui portaient l’ADN muté de Duré et le sien accomplissaient leur œuvre de résurrection sinistre. Comment cette abomination du cruciforme cadrait-elle avec les vues de Teilhard et de Duré concernant une inévitable et bienveillante évolution vers le divin ?
Spenser Reynolds, qui se disait visiblement que la conversation avait dévié trop longtemps hors de son camp, déclara d’une voix grave assez sonore pour noyer toutes les autres discussions de cette moitié de la table :
— Le fait est que la guerre, au même titre que la religion et que toutes les autres formes d’activités humaines qui captent et canalisent les énergies à une telle échelle, devrait abandonner sa littéralité de Ding an Sich , qui s’exprime généralement à travers la fascination servile d’un « objectif », et s’intéresser plutôt à la dimension artistique de son œuvre propre. Mon tout dernier projet…
— Et quel est l’objectif de votre Église, Monsignore ? demanda Tyrena Wingreen-Feif, volant le ballon à Reynolds sans élever la voix ni quitter le prélat des yeux.
— Aider l’humanité à connaître et à servir Dieu, déclara le petit homme en finissant son potage avec un bruit de succion impressionnant. J’ai entendu dire, monsieur le conseiller, continua-t-il en se tournant vers la projection Albedo, que le TechnoCentre poursuivait un objectif curieusement analogue. Est-il exact que vous soyez en train d’essayer de fabriquer votre propre dieu ?
Le sourire Albedo était parfaitement calculé pour être amical sans offrir aucun signe de condescendance.
— Ce n’est pas un secret, dit-il. Certains éléments du Centre travaillent depuis des siècles à l’établissement d’un modèle théorique d’intelligence artificielle qui dépasse de loin nos pauvres capacités intellectuelles. Je ne crois pas que l’on puisse parler de création d’un dieu, Monsignore. Il s’agit plutôt d’un programme de recherche destiné à explorer les voies ouvertes par votre saint Teilhard et par le père Duré.
— Mais vous estimez possible de régler votre propre évolution sur cette conscience supérieure ? demanda le commandant Lee, le héros de la flotte, qui avait écouté jusque-là avec attention. Vous pensez que l’on peut mettre au point une intelligence ultime de la même manière que nous avons conçu vos ancêtres rudimentaires à base de silicium et de micropuces ?
Albedo se mit à rire.
— Rien d’aussi simple ou d’aussi grandiose, j’en ai bien peur. Et lorsque vous dites « vous », commandant, permettez-moi de vous rappeler que je ne suis qu’une modeste personnalité parmi un assemblage d’intelligences non moins diverses que les humains qui peuplent cette planète, et même le Retz tout entier. Le TechnoCentre n’a rien de monolithique. Il comporte autant de factions, de philosophies, de croyances, de théories, et même de religions , pourrait-on dire, que n’importe laquelle de vos communautés.
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