Le Réseau Tactique Historique de l’École de Commandement Militaire d’Olympus avait organisé cette stimsim, plus proche de la réalité qu’aucune expérience de ce genre accessible aux civils. Mais le fantôme Monéta n’était pas une simple production de la sim. Au fil des ans, en tant qu’élève officier de l’ECMO et, plus tard, dans l’euphorie des rêves épuisés, postcathartiques, inévitablement provoqués par les combats réels, elle était revenue le hanter.
Fedmahn Kassad et l’ombre qui portait le nom de Monéta avaient fait l’amour dans des coins paisibles de champs de bataille aussi divers que ceux d’Antietam ou de Qom-Riyad. Invisible pour tout le monde, y compris les autres élèves officiers de la stimsim, Monéta était venue à lui durant les nuits tropicales où il était de garde et durant les journées glacées de siège dans les steppes russes. Les nuits de Kassad avaient été pleines de chuchotements passionnés lors de la victoire d’Alliance-Maui et quand il avait dû subir le douloureux processus de reconstitution physique après avoir été presque tué sur le continent Sud de Bressia. Monéta avait été, partout, son seul amour, sa seule passion déchaînée, mêlée à l’odeur du sang et de la poudre, au goût du napalm, des lèvres tendres et de la chair ionisée.
Puis il y avait eu Hypérion.
Le vaisseau-hôpital du colonel Fedmahn Kassad avait été attaqué par des vaisseaux-torches extros tandis qu’il revenait du système de Bressia. Il avait été le seul survivant. Il s’était emparé d’une navette extro et avait pu se poser en catastrophe à la surface de la planète, sur le continent Equus. De là, il avait gagné les hauts plateaux désertiques et les steppes inhabitées des terres inhospitalières qui s’étendent au-delà de la Chaîne Bridée. Puis il était entré dans la vallée des Tombeaux du Temps, le royaume du gritche.
Monéta l’y attendait. Ils avaient fait l’amour… Et quand les Extros s’étaient posés en force pour récupérer leur prisonnier, Kassad et Monéta, avec l’aide du gritche dont il sentait confusément la présence, avaient fait un carnage dans les rangs des Extros, détruisant leurs vaisseaux et leurs commandos, massacrant leurs fantassins. Durant une période de temps limitée, le colonel Fedmahn Kassad, originaire des bidonvilles de Tharsis, fils, petit-fils et arrière-petit-fils de réfugiés, enfant de Mars dans tous les sens du terme, avait connu le pur plaisir extatique de se servir du temps comme d’une arme, de se déplacer, invisible, parmi ses ennemis, et de jouer au dieu de destruction d’une manière qu’aucun guerrier mortel n’avait jamais pu imaginer en rêve.
Cependant, tandis qu’ils faisaient l’amour, Monéta s’était métamorphosée. Elle était devenue un monstre, ou bien le gritche s’était substitué à elle. Kassad ne se souvenait pas des détails. Il ne voulait pas s’en souvenir tant que ce n’était pas pour lui une question de vie ou de mort.
Ce qu’il savait, c’était qu’il était revenu ici pour retrouver le gritche et le tuer. Pour retrouver Monéta et la tuer. La tuer ? Il ne le savait pas vraiment. Tout ce que savait le colonel Fedmahn Kassad, c’était que l’aboutissement de toutes les passions d’une vie intensément passionnée le conduisait ici, en cet instant, et que, si c’était avec la mort qu’il avait rendez-vous, eh bien, qu’il en soit ainsi. Et si ce qui l’attendait était l’amour et la gloire ainsi qu’une victoire à en faire frémir les dieux du Walhalla, eh bien, ainsi soit-il aussi.
Kassad rabaisse sa visière, se remet debout et fonce en hurlant à l’extérieur du Tombeau de Jade. Son arme crache des grenades fumigènes et des nuages de leurres en direction du Monolithe, mais cela ne lui assure qu’une protection limitée eu égard à la distance qu’il doit parcourir à découvert. Quelqu’un de bien vivant tire toujours des parties hautes de l’édifice. Des balles et des charges pulsantes explosent sur son chemin tandis qu’il zigzague et feinte de dune en dune, d’un tas de décombres à l’autre.
Des fléchettes l’atteignent aux jambes et à la tête. Sa visière s’étoile. Des voyants d’alarme se mettent à clignoter. Il annule tous les affichages tactiques, ne laissant que les dispositifs de vision nocturne. Des projectiles à haute vélocité le touchent à l’épaule et au genou. Il tombe. Son armure d’impact se rigidifie, puis redevient souple. Il se relève. Il court de nouveau, conscient des blessures dont il souffre. La polymère caméléon fait des efforts désespérés pour refléter le terrain découvert qu’il traverse : nuit, flammes, sable, cristal fondu et pierres qui brûlent.
À cinquante mètres du Monolithe, des rubans de lumière jaillissent sur sa droite et sur sa gauche, vitrifiant instantanément le sable, se propageant vers lui à une vitesse que rien ni personne ne saurait esquiver. Puis les lasers meurtriers cessent de jouer avec lui et frappent droit au but, transperçant son casque, son cœur et son entrejambe avec la chaleur de mille étoiles. L’armure devient brillante comme un miroir, changeant de fréquence en l’espace de quelques microsecondes pour faire face aux couleurs modifiées de l’attaque. Un nimbe d’air superchaud l’enveloppe. Les microcircuits glapissent, saturés et sursaturés, libérant de la chaleur et s’efforçant d’établir un champ de force micrométrique pour en préserver la chair et les os.
Kassad parcourt péniblement les vingt derniers mètres en se servant de la motorisation de son armure pour franchir les derniers monceaux de cristal fracassé. Des explosions jaillissent de tous les côtés. Elles le renversent puis le propulsent sur ses jambes. L’armure est maintenant devenue entièrement rigide. Il n’est plus qu’un pantin que des mains de flammes se rejettent.
Le bombardement cesse. Kassad se redresse sur ses genoux puis sur ses pieds. Il lève les yeux vers la façade de cristal et voit surtout des flammes et des brèches. Sa visière est fracassée. Elle ne fonctionne plus. Il la relève, respire de la fumée et de l’air ionisé, puis entre dans le tombeau.
Ses implants lui apprennent que les autres pèlerins l’appellent sur tous les canaux com. Il les coupe. Il retire son casque et s’avance dans l’obscurité.
Il est dans une vaste chambre rectangulaire et sombre. Un puits d’accès est ouvert en son centre, et il aperçoit, en levant la tête, une verrière fracassée à une centaine de mètres du sol. Une silhouette se découpe au dixième étage, environnée de flammes.
Il met son arme en bandoulière à l’épaule, coince son casque sous son bras, trouve le grand escalier spiralé qui occupe le centre du puits, et commence à grimper.
— Avez-vous fait votre sieste ? me demanda Leigh Hunt tandis que nous émergions sur la plate-forme de réception distrans de la Cime des Arbres .
— Oui.
— J’espère que vos rêves ont été agréables, dit-il sans chercher à dissimuler ses sarcasmes ni l’opinion qu’il se faisait de ceux qui prenaient le temps de dormir alors que les décideurs et les gens d’action du gouvernement trimaient et suaient.
— Pas spécialement, grognai-je en regardant autour de moi tandis que nous grimpions le grand escalier qui conduisait aux restaurants.
Dans tout le Retz, où la moindre petite ville de toute province de n’importe quel pays sur chaque continent semblait s’enorgueillir de posséder un restaurant quatre étoiles, où les vrais gourmets se comptaient par dizaines de millions et où les palais avaient été formés au contact de mets exotiques provenant de deux cents mondes différents, la Cime des Arbres était quelque chose d’unique.
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