— Je m’appelle Joseph Severn, lui dis-je. Nous ne nous sommes jamais rencontrés, mais j’ai bien connu l’une de vos anciennes amies… Rachel Weintraub.
Il fut debout en une fraction de seconde. S’excusant auprès des autres, il m’entraîna dans le couloir, puis dans une salle où nous trouvâmes un compartiment inoccupé près d’une fenêtre ronde qui donnait sur des toitures rouges. Il me lâcha alors le bras et me dévisagea soigneusement, s’attardant sur mes vêtements retziens. Il me prit les poignets pour les retourner afin de voir si j’avais subi un traitement Poulsen.
— Vous êtes trop jeune, me dit-il. À moins que vous ne l’ayez connue enfant.
— C’est surtout son père que je connais bien, lui dis-je.
Il se détendit un peu, et hocha plusieurs fois la tête.
— Je comprends, dit-il. Où est Sol ? J’ai essayé de retrouver sa trace par l’intermédiaire du consulat, mais les autorités d’Hébron se contentent de dire qu’il a déménagé. Vous êtes au courant de la… maladie de Rachel ? me demanda-t-il en me dévisageant de nouveau.
— Oui, répondis-je.
La maladie de Merlin avait fait régresser Rachel dans le temps. Chaque jour, elle avait perdu une partie de ses souvenirs, dont Melio Arundez faisait partie.
— Je sais que vous lui avez rendu visite il y a une quinzaine d’années sur le monde de Barnard, ajoutai-je.
— Ce fut une erreur de ma part, répondit-il en faisant la grimace. Je voulais parler à Sol et à Saraï. Quand je l’ai vue…
Il secoua la tête.
— Qui êtes-vous ? me demanda-t-il Savez-vous où se trouvent Sol et Rachel en ce moment ? Sa naissance n’est que dans trois jours !
— Je sais, répondis-je en hochant la tête.
Je regardai autour de moi. Il n’y avait personne autour de notre table. Les seuls bruits que l’on entendait venaient d’une autre salle.
— Je suis ici en mission d’information pour le compte de la Présidente, lui dis-je. Sol Weintraub et sa fille sont en ce moment dans la zone des Tombeaux du Temps.
Arundez fit la même tête que si j’avais lancé mon poing dans son plexus solaire.
— Ici ? Sur Hypérion ? J’aurais dû m’en douter, ajouta-t-il après avoir contemplé les toits rouges pendant quelques instants. Sol avait toujours refusé de revenir ici, mais maintenant que Saraï n’est plus là… Êtes-vous en contact avec lui ? Est-ce qu’elle… Est-ce qu’ils vont bien ?
Je secouai la tête.
— Nous ne sommes en contact ni par radio ni par l’infosphère pour le moment. Mais je sais qu’ils sont bien arrivés. Ce qui compte le plus, ce sont les informations scientifiques dont vous disposez sur ce qui est en train de se passer là-bas. Tout renseignement peut être vital pour leur survie.
Melio Arundez se passa la main dans les cheveux.
— Si seulement ils nous laissaient nous rendre sur place ! Ces maudits bureaucrates aux courtes vues ! Vous dites que c’est Gladstone qui vous envoie. Ne pourriez-vous pas leur expliquer l’importance de notre présence là-bas ?
— Je ne suis qu’un messager. Mais exposez-moi vos raisons, et je tâcherai de transmettre les informations à quelqu’un.
Les larges mains d’Arundez épousèrent dans l’air la forme d’un objet invisible. La rage et la tension étaient presque palpables chez lui.
— Durant trois ans, les données nous sont parvenues par télémesure avec les salves autorisées par le consulat une fois par semaine sur leur précieux mégatrans. Elles indiquaient une lente mais implacable dégradation de l’enveloppe anentropique – les marées du temps – aux environs et à l’intérieur des tombeaux. C’était un processus erratique, illogique, mais soutenu. Notre équipe a été autorisée à venir sur Hypérion peu après le début du phénomène. Il y a six mois que nous sommes ici. L’ouverture des Tombeaux du Temps s’est confirmée. Ils sont en train d’entrer en phase avec le… présent. Mais à peine quatre jours après notre arrivée, les instruments ont cessé d’émettre. Tous en même temps. Nous avons supplié ce salaud de Lane de nous laisser aller sur place pour les recalibrer, ou d’installer lui-même de nouveaux détecteurs, s’il ne voulait pas nous laisser y aller en personne. Mais il n’y a rien eu à faire. Plus d’autorisations. Plus de contacts avec notre université… alors même que l’arrivée des vaisseaux de la Force aurait pu nous faciliter les choses. Nous avons essayé de remonter le fleuve sans permission, mais les marines nous ont interceptés aux écluses de Karla et nous ont ramenés ici avec des menottes aux poignets. J’ai passé quatre semaines en prison. Aujourd’hui, nous avons le droit de nous déplacer dans les limites de Keats, mais ils menacent de nous enfermer définitivement si nous quittons la ville. Pouvez-vous vraiment faire quelque chose pour nous ?
Il se pencha en avant, en me regardant d’un air suppliant.
— Je ne sais pas, dis-je. Je voudrais aider les Weintraub. Je pense que vous pourriez faire quelque chose si vous vous rendiez sur les lieux avec votre équipe. Savez-vous à quel moment les tombeaux vont s’ouvrir ?
Le physicien spécialiste du temps fit un geste de frustration.
— Si seulement nous avions des informations récentes ! Soupira-t-il. Non, je ne peux pas vous répondre. Ils sont peut-être déjà ouverts, ou bien ils s’ouvriront dans six mois.
— Quand vous dites « ouverts », vous ne voulez pas dire physiquement ?
— Bien sûr que non. Les Tombeaux du Temps sont physiquement accessibles depuis quatre siècles, et ils ont été inspectés de fond en comble. Quand ils s’ouvriront, ce sera comme si on écartait une tenture temporelle qui en dissimule certains aspects. Le complexe tout entier entrera en phase avec le flot du temps local.
— Et par « local », vous entendez… ?
— Je veux parler de l’univers où nous sommes, naturellement.
— Vous êtes certain que les Tombeaux du Temps se déplacent à reculons dans le temps, et qu’ils viennent de notre propre avenir ?
— Qu’ils se déplacent à reculons dans le temps, oui. Qu’ils viennent de notre avenir, nous n’en sommes pas certains. Nous ne savons même pas ce que signifie « avenir » en termes physico-temporels. Ce pourrait être une série de probabilités en ondes sinusoïdales, ou une branche de décision mégaverse, ou encore…
— De toute manière, les Tombeaux du Temps et le gritche en viennent ?
— Les Tombeaux du Temps, j’en suis sûr. Mais je ne suis absolument pas compétent pour vous parler du gritche. Si vous voulez mon opinion, il s’agit d’un mythe nourri des mêmes superstitions que les vérités absolues formant la base des religions habituelles.
— Même après ce qui est arrivé à Rachel, vous ne croyez pas au gritche ?
Il me jeta un regard noir.
— Rachel a attrapé la maladie de Merlin. Il s’agit d’un trouble anentropique du vieillissement, et non de la morsure d’un monstre mythique.
— La morsure du temps n’a rien de mythique, répliquai-je, moi-même surpris de lui sortir cette vérité philosophique à bon marché. La question est de savoir si le gritche ou je ne sais quelle autre puissance habitant les Tombeaux du Temps acceptera de réintégrer Rachel dans le flot « local » du temps.
Arundez hocha la tête et se tourna de nouveau vers les toits. Le soleil était maintenant caché par les nuages, et la matinée était grise. Les tuiles rouges avaient moins d’éclat. La pluie se mit à tomber.
— Le problème est aussi de savoir, repris-je en me surprenant une seconde fois, si vous êtes toujours amoureux d’elle.
Il tourna lentement la tête pour me fixer d’un regard furieux. Je sentis la réplique – peut-être physique – monter en lui, atteindre un sommet, puis redescendre. Il plongea la main dans une poche de sa veste et la ressortit avec un holo d’une femme souriante, aux cheveux grisonnants, et de deux enfants d’un peu moins de vingt ans.
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