Théo Lane soupira.
— Trouve-nous un coin tranquille, Stan. Pour moi, ce sera des œufs au bacon avec des kippers. Messieurs ?
— Juste un café, dit Hunt.
— Moi aussi, déclarai-je.
Nous suivions maintenant le patron dans un corridor au bout duquel un escalier à la rampe en fer forgé nous fit grimper dans une salle encore plus sombre, au plafond plus bas et à l’atmosphère plus enfumée que dans mon rêve. Quelques clients levèrent la tête sur notre passage, mais il y avait beaucoup moins de monde que le jour où les pèlerins étaient venus ici. Visiblement, Lane s’était occupé de faire décamper les hordes de barbares des FT qui occupaient alors les lieux. Nous passâmes devant une haute fenêtre, et je pus vérifier aussitôt ma déduction lorsque j’aperçus un blindé de la Force stationné dans la cour intérieure et entouré de militaires décontractés, aux armes bien en évidence, et chargées.
— Là, nous dit Leweski en nous faisant entrer dans une petite véranda qui surplombait le fleuve et donnait vue sur les toitures à pignons et les tours de pierre de Jacktown. Dommy va vous apporter votre commande dans un instant.
Il s’éclipsa avec une vivacité surprenante… pour un géant.
— Il nous reste environ quarante-cinq minutes avant le retour du vaisseau de descente, déclara Hunt après avoir consulté son persoc. Profitons-en pour discuter un peu.
Lane hocha la tête. Il retira ses lunettes et se frotta les yeux. Je me rendis compte qu’il ne s’était pas couché cette nuit. Peut-être ne dormait-il pas depuis plusieurs jours.
— Très bien, dit-il en remettant ses verres en place. Que veut savoir la Présidente ?
Hunt marqua un instant de pause tandis qu’un petit homme à la peau blanche et parcheminée et aux yeux jaunes nous apportait du café dans des tasses épaisses et posait un plateau chargé devant Lane.
— Gladstone veut savoir quelles sont vos priorités. Elle voudrait également que vous lui disiez si vous pensez pouvoir tenir le coup ici en cas de conflit prolongé.
Lane mangea quelques instants avant de répondre. Il but une longue gorgée de café, puis fixa son regard sur Hunt. C’était du vrai café, à en juger par le goût, meilleur que celui que l’on produisait dans le Retz.
— Prenons votre dernière question d’abord, fit Lane. Qu’entendez-vous par prolongé ?
— Quelques semaines.
— Quelques semaines, peut-être. Certainement pas des mois. Vous constatez l’état de notre économie, poursuivit le gouverneur général en goûtant à un kipper. Sans l’assistance alimentaire de la Force, nous aurions des émeutes chaque jour au lieu d’une fois par semaine. La quarantaine nous empêche d’exporter. La moitié des réfugiés veulent tuer les prêtres du Temple, et les autres veulent se convertir avant l’arrivée du gritche.
— Vous savez où se cachent les prêtres ? demanda Hunt.
— Non. Nous sommes certains qu’ils ont échappé aux bombes, mais les autorités n’ont pas pu retrouver leurs traces. Le bruit court qu’ils sont montés vers le nord pour se réfugier dans la forteresse de Chronos, qui domine les hauts plateaux où se trouvent les Tombeaux du Temps.
Je savais que cette rumeur n’était pas fondée. Les pèlerins, en tout cas, n’avaient vu aucun prêtre gritchtèque pendant leur bref séjour à Chronos. Mais il y avait partout des signes de massacre.
— Quant aux priorités, déclara Théo Lane, la première est l’évacuation, la deuxième l’élimination de la menace extro, et la troisième la réduction de la panique liée au gritche.
Leigh Hunt s’adossa aux lambris vernissés, sa lourde tasse de café fumant dans les mains.
— L’évacuation n’est pas envisageable pour le moment, dit-il.
— Pourquoi ? riposta aussitôt Lane.
— La Présidente n’a pas… à ce stade… le pouvoir politique suffisant pour convaincre le Sénat et l’Assemblée de la Pangermie d’accepter cinq millions de réfugiés en son…
— Foutaise ! tonna le gouverneur général. Il y a eu un afflux de touristes deux fois plus important sur Alliance-Maui la première année du protectorat. Et cela a détruit une écologie planétaire unique. Mettez-nous sur Armaghast ou sur n’importe quel monde désertique jusqu’à la fin de la guerre.
Hunt secoua la tête. Ses yeux de basset paraissaient encore plus tristes que d’habitude.
— Il n’y a pas que l’aspect logistique ou politique, dit-il. C’est…
— Le gritche, fit Lane en coupant son bacon. C’est le gritche qui est la vraie raison.
— Oui. De même que la peur d’une infiltration extro dans le Retz.
Le gouverneur général éclata de rire.
— Vous craignez, si vous installez des portes distrans sur Hypérion pour nous évacuer, que des extros de trois mètres de haut se glissent inaperçus parmi nous ?
— Ce n’est pas cela, rétorqua Hunt après avoir bu une gorgée de café. Nous redoutons une invasion. Une porte distrans est une ouverture sur le Retz. L’Assemblée consultative nous déconseille d’en installer une.
— D’accord. Évacuez-nous par l’espace, dans ce cas. N’était-ce pas la raison de la venue de vos unités opérationnelles ?
— La raison officielle, oui. Mais notre véritable objectif est de battre les Extros et d’intégrer Hypérion au Retz.
— Et la menace gritchtèque ?
— Elle sera… éliminée, fit Hunt.
Il s’interrompit tandis qu’un petit groupe d’hommes et de femmes passait devant notre terrasse. Je les regardai distraitement, m’apprêtai à reporter mon attention sur notre table, puis tournai de nouveau vivement la tête vers le couloir où le groupe était déjà hors de vue.
— N’est-ce pas Melio Arundez qui vient de passer ? demandai-je, interrompant le gouverneur général au milieu d’une phrase.
— Pardon ? Le docteur Arundez ? Oui. Vous le connaissez, H. Severn ?
Leigh Hunt me regardait avec des yeux furibonds, mais je l’ignorai.
— Oui, répondis-je à Lane, bien que ce fût faux. Que fait-il donc sur Hypérion ?
— Il est arrivé avec son équipe il y a six mois en temps local. Il travaille sur un projet de l’université de Reichs de Freeholm. Ses recherches concernent les Tombeaux du Temps.
— Je croyais qu’ils étaient interdits aux touristes et aux chercheurs.
— C’est exact, mais leurs appareils – dont les données étaient relayées une fois par semaine par le mégatrans du consulat – avaient déjà détecté les modifications des champs anentropiques entourant les tombeaux. Reichs savait qu’ils étaient en train de s’ouvrir, si toutefois c’est bien là ce que signifient les modifications en question, et ils ont envoyé les meilleurs chercheurs du Retz pour étudier le phénomène.
— Mais vous ne leur avez donné aucune autorisation ?
Théo Lane eut un sourire sans chaleur.
— La Présidente ne leur a donné aucune autorisation. La fermeture des Tombeaux du Temps résulte d’un ordre direct de TC 2. Si cela ne tenait qu’à moi, j’aurais interdit le passage des pèlerins et donné la priorité aux recherches d’Arundez et de son équipe.
Il se tourna de nouveau vers Hunt.
— Veuillez m’excuser, leur dis-je en me levant pour sortir dans le couloir.
Je trouvai Arundez et son groupe – trois hommes et deux femmes dont les vêtements et les styles suggéraient différents mondes du Retz – dans une petite salle située deux terrasses plus loin. Ils étaient penchés sur des plateaux de petit déjeuner et sur des persocs scientifiques. Leur conversation se faisait en termes assez abstrus pour rendre jaloux un talmudiste.
— Docteur Arundez ?
— Oui ? fit-il en relevant la tête.
Il avait vingt ans de plus que dans mon souvenir. Il ne devait pas être loin de la soixantaine, mais son profil sympathique n’avait pas changé. Il avait le même teint bronzé, les mêmes mâchoires résolues, les mêmes cheveux noirs ondulés à peine grisonnants aux tempes. Ses yeux noisette étaient aussi perçants. Je comprenais qu’une jeune étudiante comme Rachel ait pu tomber rapidement amoureuse de lui.
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