Je me mis à penser à toutes les connexions que le réseau distrans avait introduites dans le système d’Hypérion. Pas seulement le vaisseau portier ou la sphère de confinement qui flottait au point L3 d’Hypérion comme une lune flambant neuve, mais également les kilomètres de câbles gigacanaux en fibres optiques qui serpentaient à travers les portails distrans permanents du vaisseau portier, les répéteurs hyperfréquences qui relayaient automatiquement les messages en temps presque réel, sans oublier les IA apprivoisées du vaisseau amiral qui demandaient et recevaient de nouveaux canaux de liaison avec le Commandement Militaire d’Olympus sur Mars et ailleurs. D’une manière ou d’une autre, l’infosphère s’était introduite dans tout le réseau, peut-être à l’insu des machines de la Force et de leurs opérateurs ou alliés. Les IA du TechnoCentre étaient au courant de tout ce qui se passait ici, dans le système d’Hypérion. Si mon corps devait mourir à l’instant même, je disposerais, pour m’échapper, des mêmes chemins que d’habitude. Je pourrais battre en retraite le long des liaisons qui pulsent jusqu’au Retz comme des passages secrets, au-delà des vestiges de l’infoplan tel que l’humanité l’a connu, dans des galeries de communication qui plongent au cœur du TechnoCentre proprement dit. Pas vraiment jusqu’au cœur, me disais-je, car le TechnoCentre enveloppe et englobe le reste comme un océan contient des courants séparés, des Gulf Streams qui se prennent eux-mêmes pour des océans distincts.
— J’aurais quand même voulu qu’il y ait un hublot, murmura Leigh Hunt.
— Oui, répondis-je. Moi aussi.
Le vaisseau de descente se cabra et vibra lorsque nous pénétrâmes dans la haute atmosphère d’Hypérion. Hypérion … Le gritche… Ma chemise épaisse et ma veste étaient lourdes et collantes.
Un léger sifflement, à l’extérieur, nous apprenait que nous volions maintenant à travers le ciel lapis à plusieurs fois la vitesse du son. Le jeune lieutenant se pencha vers nous.
— C’est la première fois que vous descendez à la surface, messieurs ?
Hunt hocha affirmativement la tête.
Le lieutenant mâchonnait du chewing-gum, nous montrant à quel point il était décontracté.
— Vous êtes des techs civils de l’ Hébrides ?
— C’est de là que nous venons, en effet, répondit Hunt.
— Je l’avais deviné, fit le lieutenant avec un sourire. Moi, je fais l’estafette pour la base des marines dans les environs de Keats. C’est mon cinquième voyage.
Un étrange frisson me parcourut à la mention du nom de la capitale d’Hypérion. Cette planète avait été repeuplée par le roi Billy le Triste et sa colonie de poètes, artistes et autres marginaux qui redoutaient l’invasion de leur monde par Horace Glennon-Height. Cette invasion, en fait, ne s’était jamais produite. Le poète Martin Silenus, qui faisait aujourd’hui partie du pèlerinage gritchtèque, avait conseillé au roi Billy, un peu moins de deux siècles plus tôt, de nommer sa capitale Keats. Les indigènes appelaient l’ancienne ville Jacktown.
— Vous allez trouver cet endroit incroyable, leur dit le lieutenant. C’est vraiment le bout du monde, l’anus de la création. Pas d’infosphère, pas de VEM, pas de distrans ni de bars simstim. Rien du tout. Pas étonnant qu’il y ait en ce moment des milliers de foutus indigènes qui campent autour du port spatial en essayant de faire tomber les grilles pour prendre le premier vaisseau en partance.
— Ils s’attaquent vraiment au port spatial ? demanda Hunt.
— Pas encore, répondit le lieutenant en faisant claquer son chewing-gum, mais ça ne va pas tarder, à mon avis. C’est pour cela que les marines ont délimité une zone interdite et protégé les accès à la ville. De plus, les bouseux du coin sont persuadés que nous allons installer des distrans d’un jour à l’autre et les laisser se sortir ainsi de la merde dans laquelle ils se sont fourrés eux-mêmes.
— Eux-mêmes ? demandai-je.
— Ils ont bien dû faire quelque chose pour se mettre les Extros à dos, n’est-ce pas ? fit le lieutenant avec un haussement d’épaules. Nous sommes juste ici pour leur tirer les lardons du feu.
— Les marrons, lui dit Leigh Hunt.
Le chewing-gum claqua.
— Ça ou n’importe quoi.
Le bruissement du vent devint un hurlement clairement audible à travers la coque. Le vaisseau de descente rebondit à deux reprises, puis entama une glissade assez inquiétante, comme s’il avait rencontré subitement un plan très incliné de glace lisse à quinze mille mètres de la surface.
— Dommage qu’il n’y ait pas de hublot, murmura Hunt.
L’air était chaud et moite à l’intérieur du vaisseau. Le rebond avait un effet étrangement apaisant, comme les mouvements d’un voilier sur une mer légèrement houleuse. Je gardai les yeux fermés durant quelques minutes.
Sol, Brawne, Martin Silenus et le consul transportent leur équipement, le cube de Möbius et le corps de Lénar Hoyt jusqu’au long plan incliné qui conduit à l’entrée du Sphinx. Une fine neige tombe maintenant obliquement, tourbillonnant à la surface des dunes toujours changeante en une danse complexe de particules chassées par le vent. Malgré l’annonce de l’aube par les persocs, il n’y a pas la moindre lueur à l’est. Des appels répétés à la radio n’apportent aucune réponse de Kassad.
Sol Weintraub s’arrête devant l’entrée du Tombeau du Temps qu’on appelle le Sphinx. Il sent la chaleur de sa fille contre lui sous la cape, et la respiration régulière du bébé sur sa gorge. Il serre tendrement le petit paquet dans ses bras et s’efforce d’imaginer Rachel à vingt-six ans, avec son équipe de chercheurs, hésitant à l’entrée de ce même tombeau avant d’aller en explorer les mystères anentropiques. Il secoue la tête. Vingt-six longues années, toute une vie. Dans quatre jours, ce sera le jour de la naissance de Rachel. S’il ne fait rien, s’il ne trouve pas le gritche pour conclure un marché avec lui, Rachel mourra…
— Vous venez, Sol ? demande Brawne Lamia.
Les autres ont entassé leur matériel dans la première chambre, à cinq ou six mètres de l’étroit corridor de pierre.
— J’arrive ! leur crie-t-il.
Il pénètre dans le tombeau. La galerie est bordée de chaque côté de globes bioluminescents et d’ampoules électriques, mais ils sont poussiéreux et ne fonctionnent pas. Seules la torche de Sol et la lanterne de Kassad leur éclairent le passage.
La première chambre est de petite taille, pas plus de quatre mètres sur six. Les trois autres pèlerins ont posé leurs affaires contre le mur du fond et étalé des toiles et des couchages au centre du dallage glacé. Deux lanternes sifflent, jetant une lumière froide. Sol s’immobilise pour regarder autour de lui.
— Le corps du père Hoyt est dans la salle voisine, murmure Brawne Lamia en réponse à sa question muette. Elle est encore plus froide que celle-ci.
Sol prend place à côté des autres. Même à cette distance de l’entrée, il entend le crépitement du sable et de la neige contre la pierre.
— Le consul va faire tout à l’heure une nouvelle tentative pour contacter Gladstone, explique Brawne Lamia. Il faut la mettre au courant de la situation.
Martin Silenus se met à rire.
— C’est inutile. Ça ne servira foutrement à rien. Gladstone sait ce qu’elle fait. Elle ne nous laissera jamais sortir d’ici.
— J’essaierai après le coucher du soleil, dit le consul d’une voix qui semble épuisée.
— Je monterai la garde, propose Sol tandis que Rachel s’agite et pleure doucement. Il faut que je lui donne à manger, de toute manière.
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