— Oui.
— Chaque pèlerin a le droit de demander une faveur au gritche. D’après la tradition, cette créature n’accorde qu’un seul vœu pour tout le monde, et massacre ceux qui n’ont pas eu satisfaction. Vous rappelez-vous quel était le vœu de Hoyt ?
Je réfléchis quelques instants. Chercher un évènement dans le passé des pèlerins revenait à essayer de se souvenir d’un détail d’un rêve de la semaine passée.
— Il voulait qu’on lui enlève les cruciformes, répondis-je. Il voulait la liberté pour… l’âme… l’ADN… ou je ne sais quoi… du père Duré… et pour lui.
— Ce n’est pas tout à fait cela, fit Gladstone. Le père Hoyt ne voulait plus vivre.
Je me levai d’un bond, renversant presque mon fauteuil, et marchai jusqu’au panneau d’affichage.
— C’est de la foutaise ! m’écriai-je. Et même si c’était le cas, les autres avaient l’obligation morale de lui porter secours. Tout comme vous. Mais vous l’avez laissé mourir.
— Oui.
— Et les autres aussi, vous allez les laisser mourir ?
— Pas nécessairement. Cela dépend d’eux… et du gritche, si cette créature existe vraiment. Tout ce que je sais, pour le moment, c’est que leur pèlerinage est trop important pour les laisser… se dérober… à l’instant décisif.
— Pourquoi décisif ? En quoi la vie de cinq ou six personnes – dont un bébé – affecte-t-elle le sort de cent cinquante milliards d’individus ?
Je connaissais la réponse à cette question, naturellement.
L’Assemblée consultative des IA et les prévisionnistes moins parfaits de l’Hégémonie avaient choisi les pèlerins avec le plus grand soin. Mais dans quelle optique ? L’imprévisibilité. C’étaient des variables inconnues symbolisant toute l’énigme de l’équation d’Hypérion. Mais Gladstone savait-elle ces choses, ou ne connaissait-elle que ce que le conseiller Albedo et ses propres services de renseignement voulaient bien lui dire ?
Je poussai un soupir et retournai m’asseoir.
— Est-ce que votre rêve vous a renseigné sur le sort du colonel Kassad ? me demanda-t-elle.
— Non. Je me suis réveillé au moment où ils retournaient au Sphinx pour s’abriter contre la tempête.
Elle eut un sourire léger.
— Vous rendez-vous compte, H. Severn, que notre intérêt serait de vous mettre sous sédatifs et de vous injecter le même sérum de vérité que vos amis Philomel, avec un laryngophone qui nous tiendrait continuellement au courant des évènements ?
Je lui rendis son sourire.
— C’est vrai, déclarai-je. Ce serait plus commode pour vous. Mais que diriez-vous si je vous abandonnais mon corps pour me réfugier dans le Centre par l’intermédiaire de l’infosphère ? J’ai l’impression que c’est exactement ce qui se passerait si j’étais de nouveau soumis à des moyens coercitifs.
— En effet, c’est exactement ce que je ferais à votre place, je suppose. Mais dites-moi, H. Severn, quelle impression cela fait-il de se trouver dans le Centre ? À quoi ressemble cet endroit lointain où réside véritablement votre conscience ?
— Cela grouille d’activité. Mais vous n’aviez pas autre chose à me demander ce matin ?
Elle sourit de nouveau, et je sentis que c’était un sourire sincère et non l’arme politicienne dont elle savait se servir si bien.
— Vous avez raison, me dit-elle. J’avais autre chose en tête. Que diriez-vous d’aller sur Hypérion ? Le vrai Hypérion ?
— Le vrai Hypérion ? répétai-je stupidement.
Je ressentis des fourmillements aux doigts et aux orteils tandis qu’une étrange excitation m’envahissait. Ma conscience résidait peut-être dans le TechnoCentre, mais mon cerveau et mon corps n’étaient que trop humains, sensibles à l’adrénaline et autres substances chimiques libérées en fonction des circonstances.
— Des millions de gens donneraient n’importe quoi pour s’y rendre, fit Gladstone en hochant la tête. Se distransporter vers de nouveaux horizons. Voir la guerre de plus près. Les imbéciles ! ajouta-t-elle en soupirant et en déplaçant son bloc-notes. Mais j’aimerais tout de même envoyer quelqu’un là-bas pour me tenir personnellement au courant, ajouta-t-elle en me fixant de ses yeux bruns au regard soudain redevenu intense. Leigh doit emprunter ce matin l’un des nouveaux terminaux militaires distrans, et j’ai pensé que vous pourriez l’accompagner. Vous n’aurez peut-être pas le droit de descendre sur la planète elle-même, mais vous seriez quand même aux premières loges.
Plusieurs questions me vinrent aussitôt à l’esprit, et je fus embarrassé d’entendre la première qui sortit de mes lèvres.
— Y aura-t-il du danger ?
Ni l’expression ni le ton de Gladstone ne changea.
— C’est possible. Mais vous serez largement en arrière des zones de combat, et Leigh a des instructions précises. En aucun cas il ne doit s’exposer – ou vous exposer – à un danger prévisible.
Un danger prévisible . Mais à combien de dangers non prévisibles s’exposait-on dans une zone de guerre, près d’un monde où se promenait en liberté une créature telle que le gritche ?
— C’est entendu, déclarai-je. J’irai avec lui. Mais il y a une chose qui me…
— Oui ?
— Il faut que je sache pourquoi vous voulez m’envoyer là-bas. Si ma principale utilité est de vous tenir au courant des activités des pèlerins, il me semble que vous courez un risque inutile en vous séparant de moi.
Elle hocha la tête.
— H. Severn, il est exact que votre lien – quoique relativement ténu – avec les pèlerins m’intéresse beaucoup. Mais je suis encore plus curieuse de connaître vos réactions personnelles et vos estimations devant la réalité.
— Vous ne savez pourtant rien de moi. Vous ignorez avec qui d’autre je pourrais être en rapport, délibérément ou non. Je suis tout de même une créature du TechnoCentre !
— C’est exact. Mais vous êtes peut-être aussi en ce moment la personne la moins engagée de Tau Ceti Central, ou même du Retz tout entier. Et votre point de vue est celui d’un poète aguerri, un homme dont je respecte le génie.
J’éclatai bruyamment de rire.
— Le génie, c’était lui ! Je ne suis qu’un simulacre, une extension, une caricature !
— En êtes-vous si sûr ? me demanda Meina Gladstone.
J’écartai les bras.
— Voilà dix mois que je me trouve avec toute ma conscience dans cette étrange après-vie qui est actuellement la mienne, et je n’ai pas encore écrit un seul vers. Je ne pense pas comme un poète. N’est-ce pas la preuve que le programme de récupération du TechnoCentre s’est soldé par un fiasco ? Même ma fausse identité est une insulte à la mémoire d’un homme qui a toujours eu infiniment plus de talent que je n’en aurai jamais. Joseph Severn était une ombre à côté du vrai Keats, mais je salis son nom en l’utilisant ainsi aujourd’hui.
— Vous avez peut-être raison. Je n’en suis pas certaine, cependant. Quoi qu’il en soit, je vous ai prié d’accompagner H. Hunt dans son bref voyage dans le système d’Hypérion. Vous n’êtes pas… contraint d’y aller. Je ne peux pas faire pression sur vous. Vous n’êtes même pas un ressortissant de l’Hégémonie. Mais cela me ferait plaisir.
— J’irai, répétai-je avec l’impression d’entendre la voix d’un autre.
— Parfait. Couvrez-vous bien. Ne mettez aucun vêtement qui risque de s’ouvrir ou de vous causer une gêne en impesanteur, bien qu’il y ait très peu de chances pour que vous vous trouviez dans un tel cas. Vous avez rendez-vous avec H. Hunt au noyau distrans principal de la Maison du Gouvernement dans… (elle consulta son persoc) douze minutes.
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