— Vous avez fait tout ce chemin pour venir trouver le gritche. Et maintenant qu’il s’est manifesté, vous allez nous dire que vous avez changé d’avis ?
Les yeux de Silenus brillent sous son béret enfoncé.
— La seule chose que je dis, c’est qu’il faut faire venir ici ce putain de vaisseau, et tout de suite !
— Il n’a peut-être pas tort, reconnaît le colonel Kassad.
Le consul se tourne vivement vers lui.
— S’il y a une chance de sauver Hoyt, il faut la saisir, explique Kassad.
Le visage du consul exprime la douleur.
— Nous ne pouvons pas partir, dit-il. Nous ne pouvons pas partir maintenant.
— C’est vrai, reconnaît Kassad. Nous ne pouvons pas nous servir du vaisseau pour partir. Mais Hoyt a besoin de l’infirmerie de bord. Et nous y serions à l’abri jusqu’à la fin de la tempête.
— Sans compter, intervient Brawne Lamia, que nous aurions peut-être aussi des renseignements sur ce qui est en train de se passer là-haut.
Elle agite le pouce en direction du sommet de la tente.
Le bébé, Rachel, est maintenant en train de pousser des cris perçants. Weintraub la berce, il lui soutient la tête dans le creux de sa large main.
— Je suis d’accord, murmure-t-il. Si le gritche veut nous trouver, il peut le faire aussi bien à bord du vaisseau qu’ici. Nous ne laisserons partir personne. (Il touche la poitrine du prêtre.) C’est horrible à dire, mais les informations que pourront nous apporter les installations médicales de bord sur la manière dont se comporte ce parasite peuvent être extrêmement précieuses pour le Retz.
— Très bien, fait le consul.
Il tire l’antique persoc de son sac, pose la main à plat sur le disque et prononce quelques mots à voix basse.
— Il vient ? demande Silenus.
— Il a enregistré l’ordre. Il faut rassembler nos affaires pour les transporter à bord. Je lui ai demandé de se poser juste à l’entrée de la vallée.
Lamia est surprise de constater qu’elle pleure. Elle essuie ses larmes et sourit.
— Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? demande le consul.
— Avec tout ce qui se passe, murmure-t-elle en s’épongeant les joues du dos de la main, tout ce que je trouve de mieux à me dire, c’est qu’une bonne douche sera la bienvenue !
— Et pour moi, un bon verre, fait Silenus.
— Un abri contre la tempête, déclare Weintraub, dont le bébé tète maintenant un biberon.
Kassad se penche en avant. Il passe la tête et les épaules à l’extérieur par l’ouverture de la tente. Il lève son arme et retire la sécurité.
— Les détecteurs ont enregistré quelque chose, dit-il. Quelque chose qui se déplace juste derrière la dune.
La visière se tourne vers eux, renvoyant le reflet du groupe pâle et agglutiné autour du corps encore plus pâle de Lénar Hoyt.
— Je vais voir ce que c’est, ajoute-t-il. Attendez ici jusqu’à ce que le vaisseau arrive.
— N’y allez pas, l’enjoint Silenus. On dirait un de ces putains de vieux holos d’épouvante où tout le monde s’éloigne un par un pour… Hé !
Le poète se tait brusquement. L’entrée de la tente est un triangle de lumière et de bruit. Fedmahn Kassad a disparu.
La tente est en train de s’écrouler. Piquets et points d’ancrage cèdent sous l’action des sables en mouvement. Blottis l’un contre l’autre, hurlant pour se faire entendre par-dessus les hurlements du vent, le consul et Lamia enveloppent le corps de Hoyt dans sa cape. Les voyants rouges du médipac continuent de clignoter. Le sang a cessé de couler de la suture grossière en forme de mille-pattes.
Sol Weintraub installe son bébé de quatre jours dans le porte-bébé contre sa poitrine. Il l’abrite dans le creux de sa cape et s’accroupit dans l’entrée de la tente.
— Je ne vois pas le colonel ! s’écrie-t-il.
Sous ses yeux, un éclair frappe les ailes déployées du Sphinx. Brawne Lamia s’avance jusqu’à l’entrée et soulève le corps du prêtre. Elle est étonnée de sa légèreté.
— Portons-le jusqu’au vaisseau, dit-elle. Une partie d’entre nous reviendra chercher Kassad.
Le consul enfonce son tricorne et remonte son col.
— Le vaisseau dispose de radars et de détecteurs de mouvement, déclare-t-il. Il nous renseignera sur l’endroit où se trouve le colonel.
— Et le gritche, précise Silenus. N’oublions pas notre hôte.
— Allons-y, fait Lamia en se redressant.
Elle se penche en avant pour résister à la force du vent. Des pans de la cape de Hoyt battent contre elle et autour d’elle. Sa propre cape vole dans son sillage. À la lueur intermittente des éclairs, elle repère le sentier et prend la direction de l’entrée de la vallée, se retournant une seule fois pour voir si les autres suivent.
Martin Silenus sort à son tour de la tente. Il porte le cube de Möbius de Masteen, et son béret pourpre se gonfle avec le vent. Il lance une bordée de jurons, et referme vivement la bouche lorsque le sable s’y engouffre.
— Venez ! crie Weintraub, la main sur l’épaule du poète.
Sol sent le sable qui lui fouette le visage, s’incrustant dans sa courte barbe. Son autre main protège contre sa poitrine un bien infiniment précieux.
— Nous allons la perdre de vue si nous n’avançons pas plus vite !
Ils s’épaulent pour avancer contre le vent. Le manteau de fourrure de Silenus ondoie tandis qu’il se tourne pour ramasser son béret tombé à l’abri d’une dune.
Le consul sort le dernier. Il porte le paquetage de Kassad en plus du sien. Une minute après avoir quitté la tente, il voit les piquets s’arracher, la toile se déchirer puis le tout s’envoler dans la nuit au milieu d’un halo électrique. Il parcourt trois cents mètres en chancelant, apercevant de temps à autre, devant lui, l’ombre des deux autres, perdant fréquemment son chemin, obligé de marcher en cercles jusqu’à ce qu’il recoupe le sentier. Les Tombeaux du Temps sont visibles derrière lui lorsqu’il y a une légère accalmie et que les éclairs se succèdent rapidement. Il entrevoit également le Sphinx, qui brille toujours sous l’effet des chocs électriques répétés, et le Tombeau de Jade, derrière lui, avec ses parois luminescentes. Encore plus loin, l’Obélisque n’émet aucune lumière et se dresse comme une colonne de noir pur contre le mur de la falaise. Puis il y a le Monolithe de Cristal. Mais aucun signe, parmi tout cela, de Kassad, bien que les dunes mouvantes, le sable qui souffle et les éclairs soudains donnent l’impression que beaucoup de choses bougent.
Le consul lève les yeux et voit maintenant l’entrée de la vallée et les nuages bas qui défilent au-dessus. Il s’attend à voir, d’un moment à l’autre, la flamme de fusion bleue de son vaisseau descendre vers eux. La tempête fait rage, mais le vaisseau a connu pire. Le consul se demande s’il n’est pas déjà là, et si les autres ne l’attendent pas à sa base.
Lorsqu’il atteint le col, le vent redouble ses assauts. Il voit les quatre autres blottis les uns contre les autres à l’entrée de la plaine évasée, mais aucun vaisseau n’est en vue.
— Vous ne croyez pas qu’il devrait être là ? crie Lamia à son approche.
Il hoche la tête, et se penche pour sortir son persoc. Weintraub et Silenus, derrière lui, lui font un rempart de leurs corps contre le vent de sable. Le consul prend le persoc et regarde autour de lui en hésitant. La tempête lui donne l’impression de se trouver dans une vaste salle insensée, dont les parois et le plafond changent d’instant en instant, tantôt se resserrant sur eux, tantôt s’éloignant. Le plafond monte et s’élargit comme dans la scène du Casse-Noisette de Tchaïkovski où la salle et l’arbre de Noël grossissent sous les yeux de Clara.
Читать дальше