— Non, répondit l’amiral Singh. Ils peuvent nous infliger des pertes sévères. Ils peuvent même nous forcer à nous retrancher sur un périmètre défensif autour de la planète proprement dite. Mais ils ne peuvent ni nous battre ni nous chasser d’Hypérion.
— Ni détruire la porte distrans ? demanda le sénateur Richeau d’une voix tendue.
— Ni détruire la porte distrans, répéta Singh.
— Il a raison, fit le général Morpurgo. Je suis prêt à jouer ma carrière là-dessus.
Gladstone se leva en souriant. Les autres, moi compris, s’empressèrent de se lever aussi.
— C’est déjà fait, annonça la Présidente à Morpurgo d’une voix tranquille. Vous la jouez. Nous nous retrouverons dans cette salle, ajouta-t-elle à l’intention des autres, chaque fois que les évènements l’exigeront. H. Hunt assurera la liaison entre nous. En attendant, mesdames et messieurs, le gouvernement continue son travail. Je vous souhaite un bon après-midi.
Tandis que les autres se retiraient, je repris mon siège et demeurai bientôt seul dans la salle. Les haut-parleurs reprirent du volume. Sur un canal, on entendait pleurer un homme. Un rire hystérique retentit au milieu des parasites. Au-dessus de moi, derrière moi, de chaque côté, les champs d’étoiles se déplaçaient lentement contre le noir du cosmos, et la lumière stellaire jetait des éclats froids sur un spectacle de ruine et de désolation.
La Maison du Gouvernement était construite en forme d’étoile de David. Au centre de l’étoile, abrité par des murs bas et quelques arbres stratégiquement disposés, se trouvait un jardin, plus petit que les parterres de fleurs à la française du Parc aux Daims, mais non moins beau. C’est là que je déambulais, à la tombée du soir, sous la lumière bleutée de Tau Ceti qui prenait des reflets dorés, lorsque Meina Gladstone arriva au rendez-vous.
Nous marchâmes ensemble quelques instants en silence. Je remarquai qu’elle avait troqué son tailleur contre une robe longue du genre de celles que portent les matrones de Patawpha. C’était un vêtement ample, aux nombreux replis, incrusté de motifs complexes bleu et or qui rappelaient presque le ciel en train de s’assombrir. Ses mains étaient enfouies dans des poches dissimulées par les replis du tissu, et les larges manches ondoyaient sous la brise. L’ourlet traînait sur les dalles d’un blanc laiteux de l’allée.
— Vous les avez laissés m’interroger jusqu’au bout, lui dis-je. Je serais curieux de savoir pourquoi.
Elle me répondit d’une voix lasse :
— Ils n’émettaient pas. Il n’y avait aucun danger que les informations sortent de là.
— Vous n’avez tout de même rien fait pour m’épargner l’épreuve, murmurai-je avec un sourire.
— La sécurité voulait obtenir le maximum de renseignements sur eux.
— Même au prix de… désagréments sur ma personne ?
— Oui.
— Et la sécurité sait maintenant pour qui ils travaillaient ?
— Un nom a été mentionné. Celui d’Harbrit. D’après la sécurité, il ne peut s’agir que d’Emlem Harbrit.
— L’importatrice d’Asquith ?
— Oui. Diana Philomel et elle sont en relations avec les anciennes factions royalistes de Glennon-Height.
— C’étaient des amateurs, murmurai-je en songeant à Hermund, à qui ce nom avait échappé, et à la manière désordonnée dont Diana m’avait interrogé.
— C’est évident.
— Ces royalistes sont-ils en rapport avec des groupes plus sérieux ?
— Il n’y a que l’Église gritchtèque, me répondit Gladstone.
Elle s’arrêta à l’endroit où l’allée traversait un étroit cours d’eau sur un pont de pierre. Relevant sa robe, elle s’assit sur un banc de fer forgé avant de reprendre :
— Aucun évêque n’a encore montré le bout de son nez dans cette affaire, vous savez.
— Avec les émeutes et les mouvements d’opinion qu’ils ont sur les bras, je ne leur donne pas tort.
Je demeurais debout. Il n’y avait ni moniteurs ni gardes du corps en vue, mais je savais que si je faisais le moindre mouvement suspect dans sa direction je me retrouverais vite fait en détention dans le plus grand secret. Au-dessus de nous, les nuages avaient perdu leurs derniers reflets dorés et commençaient à prendre la coloration argentée qui venait des nombreuses cités-tours illuminées de TC 2.
— Qu’est-ce que la sécurité a fait de Diana et de son mari ? demandai-je.
— Ils ont subi un interrogatoire poussé. Ils sont actuellement en… détention.
Je hochai la tête. Un interrogatoire poussé, cela signifiait sans doute que leurs cerveaux étaient en train de flotter, en ce moment même, dans des bacs de dérivation totale, et que leurs corps seraient conservés dans des chambres cryotechniques jusqu’à ce qu’un procès secret détermine si leurs actions relevaient de la haute trahison. À l’issue du procès, les corps seraient sans doute détruits, et Diana et Hermund resteraient « en détention » avec tous les canaux coms et sensoriels coupés. L’Hégémonie ne pratiquait plus la peine de mort depuis des siècles, mais les solutions de rechange n’étaient pas particulièrement agréables. Je m’assis finalement sur le banc, à un mètre cinquante de la Présidente.
— Est-ce que vous écrivez toujours de la poésie ?
Surpris par la question, je laissai errer mon regard le long de l’allée où des lanternes japonaises suspendues et des globes bioluminescents venaient de s’éclairer.
— Pas vraiment, répondis-je. Il m’arrive de rêver en vers, mais de moins en moins souvent.
Meina Gladstone croisa les mains sur ses genoux et les étudia songeusement.
— Si vous deviez écrire quelque chose sur les évènements en cours, murmura-t-elle, quel genre de poème choisiriez-vous de créer ?
— J’ai déjà essayé, répondis-je en riant. J’ai abandonné deux fois… Ou plutôt, c’est lui qui a essayé. Le thème était celui de la mort des dieux et de leur difficulté à accepter leur exil. Celui de la souffrance, de la transformation et de l’injustice. Celui du poète, également. Il pensait que c’était le poète qui souffrait le plus de toutes ces injustices.
Elle se tourna vers moi pour me regarder. Son visage, dans la pénombre, était un lacis de rides et de creux.
— Qui sont les dieux que l’on est en train de chasser, cette fois-ci, H. Severn ? Est-ce l’humanité, ou bien les faux dieux que nous avons créés pour qu’ils nous évincent ?
— Comment diable le saurais-je ? lançai-je en détournant la tête pour contempler le cours d’eau.
— Ne faites-vous pas partie des deux mondes à la fois ? L’humanité et le TechnoCentre ?
J’éclatai de rire.
— Je ne fais partie d’aucun des deux. Je ne suis qu’un monstre cybride ici, et un programme de recherche là-bas.
— Le programme de recherche de qui ? Et sur quoi ?
Je haussai les épaules.
Gladstone se leva. Je l’imitai. Nous traversâmes le cours d’eau. J’écoutai le murmure de l’eau coulant entre les pierres. L’allée continuait en sinuant entre des rochers couverts d’un exquis tapis de lichens que la lumière des lanternes rendait luisants. Gladstone s’arrêta en haut d’un court escalier de pierre aux marches plates.
— Croyez-vous que les Ultimistes du TechnoCentre réussiront à construire leur Intelligence Ultime, H. Severn ?
— S’ils créeront Dieu ? Il y a des IA qui s’opposent à cela. L’expérience humaine leur a appris que la réalisation d’un stade de conscience plus avancé est une invitation à la servitude, sinon à l’extinction pure et simple.
— Mais un vrai Dieu choisirait-il de mener ses créatures à l’extinction ?
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