— La Présidente s’entretiendra avec vous après la réunion.
Il me remit deux carnets d’esquisses que l’un de ses collaborateurs avait apportés de la Maison du Gouvernement, en ajoutant :
— J’espère que vous êtes bien conscient que tout ce que vous verrez et entendrez à cette réunion est hautement confidentiel ?
Je fis comme si ce n’était pas une question.
De larges portes de bronze s’ouvrirent dans les parois de pierre. Des lumières s’allumèrent le long d’un plan incliné et d’un escalier recouverts de moquette feutrée et conduisant à la table du Conseil de Guerre, au centre d’un vaste espace noir qui aurait pu être un auditorium entouré de ténèbres absolues s’il n’y avait pas eu cet îlot d’illumination. Des huissiers s’avancèrent pour nous montrer la voie et nous avancer nos sièges, puis s’effacèrent dans l’obscurité. Non sans réticences, je tournai le dos au lever de soleil et rejoignis les autres dans la fosse.
Le général Morpurgo et une troïka de gradés de la Force firent en personne le point de la situation militaire. Les diagrammes étaient à des années-lumière des rudimentaires panneaux et holos de la Maison du Gouvernement. Nous nous tenions au milieu d’un vaste espace capable de contenir huit mille élèves officiers et leur encadrement, si nécessaire, mais l’obscurité qui nous entourait était à présent principalement occupée par des holos et des diagrammes de qualité oméga, chacun de la taille d’un terrain de freeball. C’était, d’une certaine manière, effrayant.
Mais pas moins que le contenu des informations militaires.
— Nous sommes en train de perdre le système d’Hypérion, conclut Morpurgo. Au mieux, nous pouvons espérer contenir l’essaim extro à une quinzaine d’UA de la sphère de singularité distrans, en nous attendant à être constamment l’objet d’attaques ponctuelles de harcèlement de la part de leurs petites unités de combat. Au pis, nous devrons nous replier sur des positions défensives afin d’évacuer la flotte et les citoyens de l’Hégémonie, ce qui signifie que nous laisserons les Extros s’emparer d’Hypérion.
— Et ce coup décisif que vous nous aviez promis ? demanda le sénateur Kolchev, près de la tête de la table en forme de losange. Je croyais que l’essaim allait être démantelé !
Morpurgo se racla la gorge en se tournant vers l’amiral Nashita, qui se leva. L’uniforme noir du commandant de la flotte spatiale donnait l’illusion que son visage renfrogné flottait au milieu de l’obscurité. Je ressentis une impression de déjà vu devant ce spectacle, mais je me tournai vers Meina Gladstone, à présent éclairée par les cartes lumineuses et les diagrammes multicolores qui flottaient au-dessus de nous comme des versions holospectrales de la fameuse épée de Damoclès, et je commençai un nouveau croquis d’elle. J’avais abandonné mes carnets d’esquisses, et je me servais maintenant d’un crayon lumineux et d’une feuille électronique souple.
— Tout d’abord, nos renseignements sur les essaims étaient nécessairement limités, fit l’amiral Nashita tandis que les diagrammes se recomposaient. Les sondes de reconnaissance et les éclaireurs longue distance ont été incapables de nous dévoiler la véritable nature des unités de migration extros. Le résultat est que nous avons gravement sous-estimé la puissance de combat de cet essaim. Nos efforts pour percer les défenses extros en employant uniquement des chasseurs et des vaisseaux-torches à long rayon d’action n’ont pas été aussi fructueux que nous l’espérions. En outre, l’obligation de maintenir un périmètre défensif de cette importance autour du système d’Hypérion a tellement accaparé nos deux unités d’intervention qu’il est devenu impossible d’affecter un nombre suffisant de vaisseaux à une opération offensive d’envergure.
— Amiral, interrompit Kolchev, si je vous comprends bien, vous nous dites que vous ne disposez pas d’un nombre suffisant de vaisseaux pour repousser ou détruire la flotte extro qui attaque en ce moment le système d’Hypérion. C’est bien cela ?
Nashita regarda froidement le sénateur, et cela me fit songer aux estampes représentant un samouraï quelques secondes avant l’instant où il tire son épée du fourreau pour tuer.
— C’est tout à fait cela, sénateur Kolchev.
— Pourtant, lors de précédentes réunions de ce genre, remontant à peine à une semaine standard, vous nous aviez bien affirmé que les deux flottes suffiraient à protéger Hypérion de l’invasion et de la destruction, et aussi à porter un coup mortel à l’ennemi. Que s’est-il donc passé entre-temps, amiral ?
Nashita se redressa de toute sa hauteur, qui dépassait celle de Morpurgo mais demeurait inférieure à la moyenne du Retz, et se tourna vers Gladstone pour dire :
— Madame la Présidente, j’ai déjà exposé les raisons qui demandent une révision de nos plans de bataille. Dois-je les répéter ?
Meina Gladstone avait les coudes sur la table. Sa main droite entourait son menton, deux doigts sur la joue, deux sous la mâchoire et le pouce le long du maxillaire, dans une attitude de lassitude attentive.
— Amiral, dit-elle d’une voix douce, tout en reconnaissant que la question du sénateur Kolchev est pertinente, je pense que l’exposé de la situation que vous nous avez fait ce soir et un peu plus tôt dans la journée y répond. Nous nous sommes trompés, Gabriel, ajouta-t-elle en se tournant vers Kolchev. Avec les effectifs de la Force actuellement engagés, nous ne pouvons espérer qu’un match nul. Les Extros sont plus agressifs, plus coriaces et plus nombreux que nous le pensions. Amiral, fit-elle en tournant de nouveau son regard las vers Nashita, combien de vaisseaux de combat supplémentaires vous faudrait-il ?
Nashita prit une inspiration, visiblement désarçonné par cette question qu’il n’attendait pas si tôt. Il regarda Morpurgo et les autres chefs d’état-major, puis croisa les mains sur ses genoux avec l’air d’un croque-mort.
— Deux cents au moins, dit-il. C’est vraiment un minimum.
Un frisson parcourut la salle. Je levai les yeux de mon croquis. Tout le monde était en train de chuchoter ou de changer de position, à l’exception de Gladstone. Je mis une ou deux secondes à comprendre.
L’ensemble des vaisseaux de combat de la Force ne dépassait pas six cents unités. Chacune était, bien sûr, horriblement coûteuse. Peu d’économies planétaires pouvaient s’offrir le luxe de posséder un ou plusieurs vaisseaux de guerre interstellaires, et même une poignée de vaisseaux-torches équipés de la propulsion Hawking pouvaient réduire une planète coloniale à la faillite. Chaque unité possédait une puissance fantastique. Un seul gros porteur était capable de détruire un monde. Une flotte de croiseurs et de vaisseaux de spin pouvait anéantir un soleil. Les vaisseaux de l’Hégémonie déjà massés dans le système d’Hypérion auraient pu vraisemblablement, si la Force les avait fait manœuvrer à travers les larges portes distrans dont elle disposait, détruire la plus grande partie des systèmes stellaires du Retz. Il avait fallu moins de cinquante vaisseaux du type demandé par Nashita pour détruire la flotte de Glennon-Height, un siècle plus tôt, et pour mater définitivement la rébellion.
Mais le véritable problème posé par la demande de Nashita, était qu’il aurait fallu concentrer les deux tiers de toute la flotte de guerre hégémonienne dans le seul système d’Hypérion. Il y avait de quoi angoisser les politiciens et les décideurs présents dans cette salle.
Le sénateur Richeau, représentante du vecteur Renaissance, s’éclaircit la voix pour demander :
Читать дальше