La main toujours posée sur la poitrine du monstre, elle poussa.
Le gritche se figea encore plus. Il sembla devenir fragile et cassant comme du cristal. L’éclat du métal avait fait place à la transparence lumineuse du verre.
Brawne flottait dans les airs, entourée par les bras d’une statue de cristal de trois mètres de haut. Dans la poitrine transparente, à l’endroit où aurait pu se trouver le cœur du monstre, vibrait ce qui ressemblait à un gros papillon noir battant des ailes contre sa prison de verre.
Brawne prit une grande inspiration et poussa une nouvelle fois. Le gritche bascula lentement en arrière sur la plate-forme invisible où elle se tenait avec lui, et tomba. Elle réussit à échapper au cercle de ses bras figés, mais les lames encore tranchantes accrochèrent ses vêtements et faillirent l’entraîner dans la chute. Elle retrouva de justesse son équilibre tandis que le gritche de verre, après avoir fait un tour et demi sur lui-même, se fracassait au sol, dix mètres plus bas, en mille éclats acérés.
Elle fit volte-face, tomba à genoux, tremblante, sur la dalle de pierre invisible, puis retourna en rampant aux côtés de Martin Silenus.
Elle était à cinquante centimètres du bord de la corniche visible lorsque la confiance lui manqua. Le support invisible cessa tout simplement d’exister. Elle tomba lourdement, se tordit la cheville sur le rebord de la corniche, et ne réussit à se rattraper, in extremis, qu’au genou de Martin Silenus.
Proférant un juron à cause de la douleur qui lui transperçait l’épaule, le poignet et la cheville, elle se hissa péniblement sur la corniche.
— Il y a eu, apparemment, quelques changements depuis mon départ de cet endroit de merde, fit Silenus d’une voix rauque. Vous ne voulez pas qu’on foute le camp d’ici ? Ou bien préférez-vous nous refaire votre numéro de Moïse marchant sur l’eau ?
— Taisez-vous, lui dit Brawne en tremblant.
Mais ces trois syllabes sonnaient presque comme des paroles affectueuses.
Elle se reposa un instant, puis s’avisa que le plus simple, pour transporter le poète encore trop faible en bas des gradins et sur le sol jonché d’éclats de verre du Palais du gritche, était de le hisser en travers de ses épaules. Ils étaient arrivés devant l’entrée lorsque Silenus tambourina sans façons sur le dos de Brawne pour lui demander :
— Et le roi Billy ? Et tous les autres ?
— Plus tard, haleta Brawne.
Elle émergea dans la lumière précédant l’aube.
Elle avait parcouru les deux tiers de la vallée avec Silenus drapé autour de sa nuque comme un paquet de linge sale lorsque le poète lui demanda :
— Êtes-vous toujours enceinte, Brawne ?
— Oui, dit-elle en espérant que c’était toujours vrai après les efforts qu’elle venait de faire.
— Voulez-vous que je vous porte ?
— Taisez-vous !
Poursuivant son chemin, elle arriva à la hauteur du Tombeau de Jade, qu’elle contourna.
— Regardez, lui dit Silenus en se tordant, presque la tête en bas, sur ses épaules, pour pointer l’index.
Dans la lumière pâle du petit matin, elle vit que le vaisseau d’ébène du consul se dressait maintenant sur les hauteurs qui marquaient l’entrée de la vallée. Mais ce n’était pas cela que désignait le poète.
La silhouette de Sol Weintraub se découpait dans l’éclat de l’entrée du Sphinx. Il avait les deux bras levés.
Quelqu’un ou quelque chose était en train d’émerger de la lumière.
Sol l’aperçut le premier. C’était quelqu’un qui s’avançait dans le torrent de lumière et de temps liquide qui coulait du Sphinx. Une femme. On la voyait nettement dans le rectangle brillant de la porte. Et elle portait quelque chose.
Une femme portant un bébé.
Sa fille Rachel apparut. Rachel telle qu’il l’avait vue pour la dernière fois adulte, prête à rejoindre un monde lointain nommé Hypérion pour y faire des recherches archéologiques en vue de son doctorat. Elle avait alors vingt-cinq ans. Elle en paraissait peut-être un peu plus, maintenant, mais c’était bien Rachel, il ne pouvait y avoir là-dessus aucun doute. C’étaient bien ses cheveux aux reflets cuivrés, coupés court, avec une frange sur le front, ses joues brillantes, comme illuminées d’enthousiasme, son sourire tendre, presque tremblant maintenant, et ses yeux, ses yeux verts démesurés, aux pupilles tachées de petits points bruns à peine visibles. Et son regard était fixé sur Sol.
Rachel portait dans ses bras le bébé Rachel, qui gigotait, la tête enfouie dans l’épaule de la jeune femme, ses petites mains se crispant et se décrispant comme si elle avait du mal à décider si elle allait se mettre à brailler ou non.
Sol était sidéré. Il voulut dire quelque chose, mais les mots ne montèrent pas dans sa gorge. Il fit une deuxième tentative :
— Rachel…
— Papa ! murmura la jeune femme en s’avançant.
Elle passa son bras libre autour des épaules du vieil homme, en se tournant légèrement pour éviter que le bébé ne soit écrasé entre eux.
Sol embrassa sa fille adulte, la retint longuement contre lui, respira le parfum de sa chevelure, son odeur, sa réalité . Puis il prit délicatement le bébé et le mit au creux de son cou et de son épaule. Il sentit le nouveau-né frémir en prenant une grande inspiration comme pour se mettre à hurler. La petite Rachel qu’il avait amenée avec lui sur Hypérion était en sécurité dans ses bras, avec son visage cramoisi et fripé, et son regard qu’elle essayait de fixer sur son père. Il lui soutint délicatement la tête du creux de la main, puis la rapprocha de son visage pour l’inspecter de plus près.
— Est-ce qu’elle est…
— Elle grandit normalement, lui dit sa fille.
Elle portait un vêtement à mi-chemin de la robe et de la toge, taillé dans un tissu pelucheux et brun. Sol secoua la tête, aperçut son sourire et remarqua la petite fossette qui se formait au coin gauche de la bouche du bébé qu’il tenait dans ses bras.
Il secoua de nouveau la tête.
— Comment… Comment est-ce possible ?
— C’est provisoire, lui dit Rachel.
Il se pencha pour embrasser de nouveau la jeune femme sur la joue. Il s’aperçut qu’il pleurait, mais il n’avait pas de main libre pour essuyer ses larmes. Ce fut la jeune femme qui les essuya pour lui, tendrement, du dos de la main.
Un bruit monta des marches au-dessous d’eux. Sol regarda par-dessus son épaule. Il vit les trois hommes venus du vaisseau, qui levaient la tête, congestionnés d’avoir couru. Il vit aussi Brawne Lamia, qui aidait le poète Silenus à s’asseoir contre la pierre blanche qui servait de parapet.
Le consul et Théo avaient les yeux écarquillés.
— Rachel… commença Melio Arundez, les yeux remplis de larmes.
— Rachel ? s’étonna Martin Silenus en plissant le front et en se tournant vers Brawne Lamia.
Celle-ci avait la bouche à moitié ouverte.
— Monéta ! murmura-t-elle en la montrant du doigt.
Elle s’aperçut de son geste, puis abaissa la main en répétant :
— Monéta… Vous êtes… la Monéta de Kassad !
Rachel hocha la tête. Son sourire avait disparu.
— Je ne dispose plus que d’une minute ou deux, fit-elle. Et j’ai beaucoup à vous dire.
— Non, protesta Sol en prenant la main de celle qu’il considérait comme sa fille. Tu ne peux pas me quitter. Je veux que tu restes ici avec moi.
Rachel lui sourit de nouveau.
— Je resterai avec toi, papa, dit-elle en avançant doucement la main pour caresser la tête du bébé. Mais comprends qu’une seule de nous deux peut le faire, et… elle a plus besoin de toi que moi.
Elle se tourna vers le petit groupe au bas des marches.
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