— Je vous remercie sincèrement, mon ami. Mais vous avez une épouse et des enfants qui attendent votre retour dans le Retz… sur le vecteur Renaissance. Votre place est là-bas.
Arundez hocha lentement la tête en levant les yeux vers le ciel.
— Si toutefois nous pouvons y retourner un jour, dit-il.
— Nous y retournerons, intervint le consul d’une voix ferme. La bonne vieille propulsion Hawking existe toujours comme moyen de voyage interstellaire, même si le Retz est perdu pour nous à jamais. Il y aura quelques années de déficit de temps, Melio, mais vous y arriverez.
L’enfant avait fini son biberon. Sol lui donna une petite tape sur le dos et posa un lange propre en travers de son épaule.
— Chacun de nous a son devoir qui l’appelle, dit-il.
Il serra la main de Martin Silenus. Le poète avait refusé de grimper dans la cuve nutritive de l’infirmerie de bord ou de se faire retirer chirurgicalement son orifice de dérivation neurale.
— Ce n’est pas la première fois que je m’en accommode, avait-il expliqué.
— Continuerez-vous d’écrire votre poème ? lui demanda Sol.
Silenus secoua négativement la tête.
— Je l’ai achevé lorsque j’étais dans l’arbre. Et j’ai découvert une chose, Sol.
L’érudit haussa un sourcil.
— J’ai découvert que les poètes ne sont pas Dieu. Mais s’il existe un Dieu… ou quelque chose d’approchant, c’est certainement un poète. Un poète déchu, il va sans dire…
Le bébé fit son rot à ce moment-là. Martin Silenus serra une dernière fois en souriant la main de Sol.
— Faites-les marcher à la baguette, là-haut, Weintraub. Dites-leur que vous êtes leur arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-grand-père, et que, s’ils ne filent pas doux, vous leur botterez l’arrière-train.
Sol se rapprocha de Brawne Lamia.
— Je vous ai vue discuter avec le terminal médical du vaisseau, dit-il. Tout va bien en ce qui concerne la santé de l’enfant et la vôtre ?
— Tout est parfait, répondit-elle en souriant.
— Garçon ou fille ?
— Ce sera une fille.
Il l’embrassa sur la joue. Elle lui effleura la barbe du bout des doigts, et se détourna pour cacher ses larmes, peu dignes de l’ex-détective privée qu’elle était.
— Les filles, c’est ce qu’il y a de plus pénible à élever, dit-il en décollant les petits doigts de Rachel de sa barbe et de la chevelure bouclée de Brawne. Vous devriez échanger la vôtre contre un garçon à la première occasion.
— C’est ce que je ferai, répondit Brawne en reculant d’un pas.
Il serra une dernière fois la main du consul, puis celle de Théo et celle de Melio. Il mit son sac au dos pendant que Brawne lui tenait le bébé.
— Quelle dérision, si je me retrouvais à l’intérieur du Sphinx ! dit-il en reprenant Rachel dans ses bras.
Le consul se tourna vers le rectangle de lumière.
— Cela marchera, affirma-t-il. Ne craignez rien. De quelle manière, cependant, je l’ignore. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une porte distrans ordinaire.
— Chronotrans, peut-être, suggéra Silenus.
Il leva l’avant-bras pour parer le coup de poing que faisait mine de lui donner Brawne. Puis il recula d’un pas, en haussant les épaules.
— Si elle marche encore après votre passage, Sol, j’ai idée que vous ne serez pas longtemps tout seul là-haut. Des milliers de gens iront vous rejoindre.
— Si le Bureau des Paradoxes le permet, ne l’oubliez pas, lui dit Sol.
Il se tirailla la barbe, comme il faisait toujours lorsqu’il avait l’esprit ailleurs. Il cligna plusieurs fois des paupières, changea le sac à dos et le bébé d’épaule, et s’avança. Le champ de force lumineux, cette fois-ci, ne lui opposa pas de résistance.
— Adieu, tout le monde ! s’écria-t-il. Ça en valait la peine, finalement, vous ne trouvez pas ?
Il disparut dans la lumière avec le bébé.
Un silence suivit, durant plusieurs minutes, qui confinait avec le néant. Finalement, le consul murmura, d’une voix presque gênée :
— Si nous montions dans le vaisseau ?
— Faites venir l’ascenseur pour tout le monde, railla Martin Silenus, excepté pour H. Lamia, qui préfère marcher sur l’air.
Brawne jeta de haut un regard courroucé au poète.
— Vous croyez que c’est Monéta qui a rendu cela possible ? demanda Arundez, reprenant une suggestion déjà faite un peu plus tôt par Brawne.
— Je ne vois pas d’autre explication, dit-elle. Sans doute une technologie du futur, ou quelque chose de ce genre.
— Ouais… soupira Silenus. La technologie du futur. Commode pour ceux qui n’osent pas avouer leurs superstitions. Mais il y a une autre explication, ma chère, et c’est que vous avez toujours eu en vous, sans l’exploiter, ce pouvoir de léviter et de transformer les horribles monstres en fragiles gobelins de verre.
— Taisez-vous, lui dit Brawne, sans le moindre soupçon d’affection dans la voix, cette fois-ci. Qui nous dit qu’un autre gritche ne va pas surgir devant nous dans un instant ? ajouta-t-elle.
— Qui nous l’affirme, en effet ? demanda le consul. J’ai idée que, de toute manière, nous aurons toujours le gritche ou des rumeurs de gritche{Allusion biblique (Matt., 24, 6): «Vous entendrez parler de guerre et de rumeurs de guerre. Mais ne soyez pas troublés, car il faut que cela arrive, et ce n’est pas encore la fin.» (N.d.T.) } autour de nous.
Théo Lane, que les dissensions embarrassaient toujours, se racla la gorge avant de murmurer :
— Voyez ce que j’ai découvert parmi les affaires éparpillées autour du Sphinx.
Il leur montra un instrument de musique à trois cordes, au long manche et à la caisse triangulaire ornée de motifs colorés.
— Une guitare ? demanda-t-il.
— Une balalaïka, déclara Brawne. Elle appartenait au père Hoyt.
Le consul prit l’instrument et en tira plusieurs accords.
— Connaissez-vous cet air ? demanda-t-il en jouant quelques notes.
— Le Lai au lit des lolos de Léda ? suggéra Silenus.
Le diplomate secoua la tête, sans cesser de jouer.
— Ce doit être quelque chose d’ancien, fit Brawne Lamia.
— Somewhere over the Rainbow , suggéra Melio Arundez.
— Cela doit dater d’avant mon époque, déclara Théo Lane en hochant la tête tandis que le consul continuait de jouer.
— Cela date de bien avant l’époque de tout le monde, leur dit ce dernier. Venez. Je vous apprendrai les paroles en cours de route.
Marchant de front sous le soleil brûlant, chantant en chœur d’une voix plus ou moins juste, s’interrompant pour reprendre quand ils perdaient le fil des paroles, ils gravirent la colline jusqu’au vaisseau dressé.
Cinq mois et demi plus tard, enceinte de sept mois, Brawne Lamia prit à l’aéroport de Keats le dirigeable du matin en partance pour le Nord et pour la Cité des Poètes où le consul donnait sa soirée d’adieux.
La capitale, officiellement rebaptisée Jacktown par les autochtones, et appelée ainsi par les astronautes de la Force comme par les Extros, avait une blancheur pure dans la clarté du petit matin tandis que le dirigeable quittait sa tour d’amarrage pour prendre la direction du fleuve Hoolie, au nord-est.
La plus grande cité d’Hypérion avait beaucoup souffert durant les combats, mais elle avait été presque entièrement reconstruite. La plus grande partie des trois millions de réfugiés venus des plantations de fibroplaste et des petites villes du continent sud avaient préféré s’établir dans la région, malgré le regain d’intérêt porté aux fibroplastes depuis que les Extros commençaient à les acheter. La ville avait donc poussé de manière anarchique, les services vitaux comme l’électricité, l’évacuation des eaux usées ou la TVHD s’étendant à peine jusqu’aux bidonvilles des collines, entre le port spatial et la vieille ville.
Читать дальше