Elle ne s’attendait pas à ce qu’on vienne la chercher. Tout le monde croyait qu’elle allait arriver dans l’après-midi avec Théo Lane, dans son glisseur. Mais elle s’était dit que le voyage en dirigeable lui donnerait le loisir de demeurer un peu seule avec ses pensées, et elle avait eu raison.
Avant même que le câble d’amarrage fût tendu et que la passerelle fût abaissée, elle aperçut cependant le visage familier du consul dans le petit groupe de personnes qui attendaient. À côté de lui se trouvait Silenus, les yeux plissés dans la clarté du matin qui lui était inhabituelle.
— Ça, c’est un coup de Stan, murmura-t-elle entre ses dents.
Elle venait de se rappeler que les relais hyperfréquences étaient maintenant en place, et que les nouveaux satcoms étaient en orbite.
Le consul la serra dans ses bras. Martin Silenus bâilla à se décrocher la mâchoire, lui serra mollement la main et grommela :
— Vous n’auriez pas pu trouver une autre heure pour arriver ?
La réception avait lieu le soir. Il n’y avait pas que le consul qui faisait ses adieux. La plus grande partie des hommes de la Flotte encore sur Hypérion s’en allaient aussi, et un certain nombre d’Extros de l’essaim les accompagnaient. Une douzaine de vaisseaux de descente encombraient le petit terrain où était posé l’appareil du consul tandis que les Extros rendaient une ultime visite aux Tombeaux du Temps et que les officiers de la Force allaient se recueillir une dernière fois devant la sépulture de Kassad.
La Cité des Poètes elle-même avait maintenant près d’un millier de résidents permanents. Beaucoup d’entre eux étaient des artistes ou des poètes, bien que Silenus les traitât volontiers de poseurs. Ils avaient, par deux fois, essayé de l’élire maire, mais il avait refusé avec force jurons à l’adresse de ses administrés en puissance. Il continuait cependant à s’occuper de pas mal de choses, en particulier de la restauration du palais, des programmes de rénovation des maisons individuelles et du ravitaillement à partir de Jacktown et des autres centres urbains. Il arbitrait aussi certains conflits. Grâce à lui, la Cité des Poètes n’était plus une cité morte.
Il aimait dire, cependant, que le QI collectif était plus élevé à l’époque où l’endroit était désert.
Le banquet se tenait dans le pavillon du palais récemment reconstruit, et la coupole résonnait des rires de l’assistance à qui Martin Silenus lisait des poèmes égrillards tandis que d’autres artistes exécutaient des numéros. Outre le vieux poète et le consul, la table ronde où était Brawne comprenait une demi-douzaine de convives extros, parmi lesquels Librom Ghenga et Centrab Minmum. Il y avait aussi Rithmet Corber III, vêtu de fourrure en patchwork et d’un long chapeau en forme de cône. Théo Lane arriva en retard, en s’excusant, échangea avec les convives les dernières blagues qui circulaient à Jacktown, puis rejoignit la table du consul au moment du dessert. Lane avait été récemment cité comme le favori des masses aux élections municipales qui devaient se tenir dans la capitale le Quatrième Mois prochain. Les autochtones, comme les Extros, semblaient apprécier son style. Jusqu’à présent, il n’avait pas donné l’impression de vouloir décliner l’honneur qui pourrait lui être fait.
Après force libations, le consul invita discrètement quelques convives à se retirer avec lui dans son vaisseau pour écouter un peu de musique assortie d’une ou deux nouvelles bouteilles de vin. Brawne, Martin et Théo se retrouvèrent sur le balcon du vaisseau tandis que le consul leur jouait, sobrement et avec émotion, du Gershwin, du Studeri, du Brahms, du Luser et du Beatles. Puis il revint à Gershwin, et termina par le Concerto pour piano n°2 en ut mineur de Rachmaninov, d’une beauté à couper le souffle.
Assis dans l’ombre, admirant le spectacle de la cité et de la vallée, sirotant paisiblement leur vin, ils discutèrent jusqu’à une heure avancée de la nuit.
— Qu’est-ce que vous vous attendez à trouver dans le Retz ? demanda Théo. Anarchie ? Émeutes ? Retour à l’âge de pierre ?
Le consul lui sourit, en faisant tournoyer son vin dans son verre.
— Un peu de tout cela. Plus, sans doute. Mais n’exagérons rien. Nous avons reçu suffisamment de salves avant l’extinction du mégatrans pour savoir que, malgré les réels problèmes qui se posent, la plus grande partie des vieux mondes du Retz se tireront d’affaire.
Théo Lane regarda le verre de vin qu’il avait apporté intact du banquet.
— À votre avis, pourquoi le mégatrans ne fonctionne-t-il plus ?
Martin Silenus s’esclaffa.
— Dieu en a eu marre de nous voir gribouiller des graffiti sur les murs de ses chiottes, dit-il.
Ils parlèrent ensuite de quelques-uns de leurs vieux amis. Ils se demandèrent comment le père Duré s’en sortait. L’une des dernières salves qu’ils avaient reçues leur avait appris la nouvelle de sa promotion. Et ils évoquèrent aussi le souvenir de Lénar Hoyt.
— Vous croyez que c’est lui qui deviendra pape à la mort de Duré ? demanda le consul.
— Cela m’étonnerait fort, lui dit Théo. Mais il aura peut-être une vie excédentaire, si le deuxième cruciforme que porte Duré sur la poitrine fonctionne toujours.
— Je me demande s’il viendra chercher sa balalaïka, fit Silenus en grattant quelques cordes de l’instrument.
Dans la pénombre, le vieux poète ressemblait plus que jamais à un satyre, se disait Brawne.
Ils parlèrent de Sol et de Rachel. Au cours des six derniers mois, parmi les centaines de personnes qui avaient essayé de pénétrer dans le Sphinx, une seule avait réussi. Il s’agissait d’un Extro aux manières tranquilles nommé Mizenspec Ammenyet.
Les spécialistes extros avaient passé plusieurs mois à étudier les tombeaux et les effets des courants anentropiques encore décelables. Sur certains murs, ils avaient retrouvé des hiéroglyphes et des symboles cunéiformes d’allure curieusement familière, ce qui les avait amenés à émettre, faute de mieux, des hypothèses savantes sur les différentes fonctions possibles des Tombeaux du Temps.
Le Sphinx était une porte à sens unique donnant sur le futur dont Monéta/Rachel avait parlé. Personne ne savait de quelle manière cette porte sélectionnait ceux qu’elle laissait passer, mais la mode, pour les touristes, était d’essayer. Aucun indice sur le sort de Sol et de son bébé ne leur était jamais parvenu. Brawne y pensait souvent.
Cette nuit-là, le consul et ses compagnons portèrent un toast à Sol et à Rachel.
Le Tombeau de Jade, d’après les experts, semblait avoir un rapport avec certaines géantes gazeuses. Personne n’avait jamais réussi à franchir cette porte-là, mais les Extros spécialisés, entraînés à vivre dans les habitats jupitériens, se succédaient chaque jour devant le monument pour essayer d’en forcer l’entrée. De toute manière, ils s’accordaient à dire, avec les experts de la Force, que les tombeaux n’avaient rien à voir avec des terminaux distrans, mais qu’ils représentaient une forme de liaison cosmique entièrement différente. Ce qui laissait les touristes totalement indifférents.
L’Obélisque, lui aussi, représentait un mystère impénétrable. Il émettait toujours de la lumière, mais il n’avait plus de porte. Les Extros suggéraient que des armées de gritches attendaient à l’intérieur. Pour Martin Silenus, ce n’était qu’un symbole phallique planté par caprice dans le décor de la vallée. D’autres pensaient qu’il avait peut-être un rapport avec les Templiers.
Le consul et ses compagnons portèrent un toast à la Voix de l’Arbre Authentique Het Masteen.
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