Les bâtiments avaient cependant une blancheur spéciale dans la lumière du matin, et l’atmosphère printanière recelait mille promesses tandis que Brawne voyait défiler les péniches et les véhicules de toute sorte sur le fleuve encombré et sur les routes nouvellement construites. Tout cela, pensait-elle, augurait bien de l’avenir d’Hypérion.
Les combats spatiaux n’avaient pas duré longtemps après l’annonce du démantèlement du Retz. L’occupation de facto du port spatial par les Extros s’était transformée en reconnaissance de la disparition du Retz et en coadministration avec le nouveau Conseil intérieur selon les termes d’un traité initialement préparé par le consul et par l’ex-gouverneur général Théo Lane.
Durant les six mois, ou presque, qui avaient précédé la chute du Retz, les seuls mouvements observés au port spatial avaient été ceux des rares vaisseaux de descente de la Force restés dans le système et ceux des visites un peu plus fréquentes originaires de l’essaim. Le spectacle des hautes silhouettes extros déambulant dans Jackson Square n’était plus rare, pas plus que celui, encore plus exotique, des mêmes Extros buvant un coup dans la nouvelle taverne à l’enseigne de Chez Cicéron .
C’était là que Brawne avait pris une chambre pour passer les derniers mois qui venaient de s’écouler. Stan Leweski lui avait donné l’une des meilleures suites dont il disposait au quatrième étage du nouveau bâtiment agrandi qu’il avait fait construire sur l’emplacement de l’ancienne et légendaire taverne détruite par le feu.
— Il ne manquerait plus que ça, que je me fasse aider par une femme enceinte ! s’écriait-il de sa voix de stentor chaque fois qu’elle proposait de lui donner un coup de main.
Invariablement, cependant, elle finissait par accomplir une tâche ou une autre tandis qu’il ronchonnait. Elle avait beau être enceinte, elle restait avant tout une Lusienne, et son séjour de quelques mois sur Hypérion n’avait pas encore totalement atrophié ses muscles.
Stan l’avait conduite, au petit matin, à la tour d’amarrage de l’aéroport, en l’aidant à porter ses bagages et le cadeau qu’elle destinait au consul. Puis il lui avait remis un petit paquet pour elle, en grognant :
— Vous allez vous ennuyer pendant le voyage, et quand vous serez dans ce foutu pays de sauvages. J’ai pensé qu’il vous faudrait un peu de lecture.
C’était une reproduction de l’édition de 1817 des Poèmes de John Keats, reliée en cuir par Leweski lui-même.
Elle embrassa le colosse et fit rire tout le monde en le serrant si fort que ses côtes craquèrent.
— Arrêtez ! Vous allez me tuer, bon Dieu ! gémit-il en se frottant la cage thoracique. Dites au consul que je veux revoir sa sale gueule dans cette taverne avant que je ne m’en débarrasse en la transmettant à mon héritier, c’est compris ? Vous n’oublierez pas ?
Elle avait promis d’un hochement de tête, et s’était éloignée avec les autres passagers en agitant la main en direction de la foule qui était venue les voir partir. Elle avait continué d’agiter la main sur la plate-forme du dirigeable tandis que celui-ci lâchait ses amarres et déchargeait son lest avant de s’élever lourdement au-dessus des toits.
Ils avaient maintenant laissé les faubourgs derrière eux et pris la direction de l’ouest pour suivre le cours du fleuve. Pour la première fois, Brawne aperçut clairement le sommet montagneux, au sud, où le visage boudeur du roi Billy le Triste contemplait la cité. Mais il avait maintenant sur la joue une balafre de dix mètres de long, peu à peu atténuée par l’érosion, à l’endroit où un rayon laser l’avait touché durant les combats.
C’était cependant une autre sculpture, en train de prendre forme sur la face nord-ouest de la montagne, qui attirait maintenant l’attention de Brawne. Malgré les équipements modernes prêtés par la Force, le travail avançait très lentement, et le grand nez aquilin, le front lourd, la bouche large et le regard à la fois triste et vif de Meina Gladstone commençaient à peine à devenir reconnaissables. Plusieurs réfugiés de l’Hégémonie bloqués sur Hypérion avaient émis des objections lorsqu’il avait été question de donner à cette montagne les traits de Meina Gladstone, mais Rithmet Corber III, l’arrière-petit-fils du sculpteur qui avait gravé, un peu plus loin, le visage de Billy le Triste, et qui était, au demeurant, l’actuel propriétaire de la montagne, les avait poliment envoyés se faire voir. Dans un an, deux au maximum, l’ouvrage serait terminé.
Brawne soupira. Frottant son ventre distendu – geste qu’elle avait toujours détesté chez les femmes enceintes mais qu’elle était incapable d’éviter à présent –, elle gagna pesamment une chaise longue sur le pont d’observation en se demandant comment elle serait à terme si elle était déjà aussi énorme à sept mois. Levant les yeux vers la courbe monstrueuse de l’enveloppe de gaz du dirigeable au-dessus de sa tête, elle soupira.
Compte tenu des vents favorables, le voyage ne dura que vingt heures. Brawne sommeilla durant une partie du trajet, mais elle passa le plus clair de son temps à contempler le paysage qui défilait sous elle.
Vers le milieu de la matinée, tandis qu’ils survolaient les écluses de Karla, elle avait souri en tapotant le paquet qu’elle avait apporté pour le consul. Vers la fin de l’après-midi, alors que le port de Naïade était en vue, elle aperçut, du haut des mille mètres où le dirigeable évoluait, une vieille barge tirée par des mantas reconnaissables à leur sillage en V. Elle se demanda s’il pouvait s’agir du Bénarès .
Ils franchirent la Bordure au moment où le dîner était servi dans la salle à manger principale. Ils atteignirent la mer des Hautes Herbes juste au moment où le soleil couchant projetait ses feux colorés sur la steppe agitée par la même brise qui poussait l’aérostat. Brawne porta sa tasse de café jusqu’à sa chaise longue préférée dans l’observatoire, ouvrit une fenêtre et contempla la mer des Hautes Herbes qui s’étalait sous elle comme la surface feutrée et sensuelle d’un billard sous la lumière rasante du couchant. Juste avant que les lumières ne s’allument sur le pont, elle eut la chance de voir un chariot à vent qui filait vers le sud, ses lanternes de proue et de poupe se balançant en cadence. Elle se pencha en avant et entendit nettement la rumeur de la grande roue et le claquement de la toile de foc tandis que le chariot se penchait pour tirer une nouvelle bordée.
Le lit était fait lorsqu’elle se retira dans sa cabine. Elle mit sa robe de chambre et lut quelques poèmes, mais se retrouva finalement sur le pont d’observation jusqu’à l’aube, sommeillant sur sa chaise longue tandis que les senteurs de l’herbe montaient jusqu’à elle.
Ils firent escale au Repos du Pèlerin, le temps de charger des vivres et de l’eau. Elle préféra rester à bord. On apercevait les lumières de la station de téléphérique. Lorsque le dirigeable reprit sa route, il suivit longtemps les câbles qui allaient de pylône à pylône au cœur de la Chaîne Bridée.
Il faisait encore nuit lorsqu’ils franchirent les sommets. Un steward vint fermer toutes les fenêtres en vue de la pressurisation des compartiments. Cela n’empêcha pas Brawne d’apercevoir les cabines du téléphérique qui se croisaient au milieu des nuages, au-dessus des glaciers qui luisaient dans la nuit étoilée.
Ils dépassèrent la forteresse de Chronos un peu après le lever du soleil. Les pierres de la vieille bâtisse étaient plus froides que jamais malgré la lumière rosée. Puis ce fut le désert. La Cité des poètes brillait, toute blanche, à bâbord, tandis que le dirigeable descendait lentement vers la tour d’amarrage installée à l’extrémité est du nouveau port spatial.
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