Tout se passait comme si Abraham s’était proposé d’assassiner son fils pour mettre à l’épreuve un fantôme.
Tout se passait comme si Weintraub avait fait parcourir à sa fille mourante des centaines d’années-lumière, en la soumettant à des difficultés sans nombre, en réponse à quelque chose qui n’existait pas.
Maintenant que le Sphinx se dressait devant lui et que la première lueur de l’aube faisait pâlir le ciel d’Hypérion, Sol comprenait que ce qui l’avait fait réagir représentait une force bien plus fondamentale et persuasive que toutes les terreurs et souffrances incarnées par le gritche. S’il était dans le vrai – et il ne pouvait pas en avoir la certitude, mais seulement l’intuition –, l’amour était tout aussi intégré dans la structure de l’univers que les forces de gravité ou que le couple matière-antimatière. Il y avait de la place pour un Dieu d’une espèce ou d’une autre, non pas dans les interstices du Retz, dans les murs ou dans les fissures de singularité de la chaussée, non pas à l’extérieur, avant et au-delà de la sphère de toutes choses, mais dans la texture elle-même, dans le fil et la trame de l’univers. Et ce Dieu évoluait en même temps que l’univers. Il apprenait en même temps que la partie de l’univers qui était susceptible d’apprendre. Et il était tout aussi capable d’aimer que l’humanité elle-même.
Sol se mit à genoux, puis sur ses pieds. La tempête anentropique semblait s’être calmée un peu. Il crut pouvoir essayer, pour la centième fois, d’entrer dans le tombeau.
Une vive lumière jaillissait encore de l’endroit où le gritche avait émergé pour prendre la fille de Sol et disparaître avec elle. Mais les étoiles étaient maintenant en train de s’estomper dans le ciel, que la lumière du matin faisait pâlir.
Sol commença à gravir les marches.
Il se souvenait du jour où, chez lui, sur le monde de Barnard, Rachel, alors à peine âgée de dix ans, avait voulu grimper à l’orme le plus haut de la ville, et était tombée alors qu’elle se trouvait presque au sommet. Sol s’était précipité au centre hospitalier, où il l’avait trouvée baignant dans un liquide nourricier réparateur avec un poumon perforé, une jambe et une côte cassées, la mâchoire fracturée, sans mentionner une multitude de plaies et d’ecchymoses diverses. Mais elle lui avait souri en dressant le pouce sur son poing fermé, et elle lui avait murmuré, malgré sa mâchoire en partie immobilisée :
— La prochaine fois, je suis sûre que j’y arriverai !
Saraï et lui avaient passé toute la nuit à son chevet. Il ne lui avait pas lâché la main jusqu’au matin.
Aujourd’hui, il attendait de la même manière.
Les marées anentropiques issues de l’entrée du Sphinx le repoussaient toujours comme un vent violent, mais il baissait la tête, solide comme un roc, et tenait bon, à cinq mètres de l’entrée, plissant les paupières pour s’abriter de la réverbération.
Il leva les yeux, sans reculer pour autant, lorsqu’il aperçut la flamme de fusion d’un engin spatial qui descendait dans le ciel pâle. Il tourna seulement la tête pour regarder, sans lâcher de terrain, lorsqu’il entendit d’autres bruits et des appels venus du fond de la vallée. Il aperçut une silhouette familière qui en transportait une autre sur son épaule, en s’éloignant du Tombeau de Jade pour se rapprocher de lui.
Aucun de tous ces évènements n’était en rapport avec son enfant. Il continua d’attendre Rachel.
Même sans l’infosphère, il est tout à fait possible, pour ma personnalité, de voyager dans la riche soupe primitive du Vide qui Lie entourant actuellement Hypérion. Ma première réaction a été de vouloir rendre visite à Celui Qui Sera Plus Tard, mais, bien qu’il domine la métasphère de son éclat, je ne suis pas encore prêt à cela. Je ne suis, après tout, que le petit John Keats, je ne suis pas saint Jean Baptiste.
Le Sphinx, ce tombeau à l’image d’une créature réelle qui ne sera conçue que dans plusieurs siècles par les ingénieurs généticiens, est un maelström d’énergies temporelles. Il existe, en fait, plusieurs Sphinx perceptibles par ma vision élargie. Il y a le tombeau anentropique, qui transporte le gritche en arrière dans le temps comme un conteneur étanche renfermant un bacille mortel, il y a le Sphinx actif et instable qui a contaminé Rachel Weintraub en essayant d’ouvrir une porte à travers le temps, et il y a celui qui s’est ouvert et qui se déplace de nouveau en avant dans le temps. C’est ce Sphinx-là qui se présente maintenant comme une porte de lumière éclatante et qui, ne le cédant en clarté qu’à Celui Qui Sera Plus Tard, éclaire Hypérion de ses flammes métasphériques.
Je descends dans cette lumière ardente juste à temps pour voir Sol Weintraub remettre sa fille au gritche.
Même si j’étais arrivé plus tôt, je n’aurais rien pu faire. Même si j’avais pu faire quelque chose, je m’en serais abstenu. La survie de trop de mondes dépend de cet acte.
J’attends cependant, à l’intérieur du Sphinx, que le gritche passe avec son fragile fardeau. Je vois maintenant l’enfant. Elle n’est âgée que de quelques secondes, Elle est luisante, fripée, pleine de taches violacées. Elle hurle de toute la force de ses poumons de nouveau-né. En bon célibataire et poète philosophe, j’ai du mal à comprendre l’attirance qu’une créature si braillante et si peu esthétique peut exercer sur son père et sur le cosmos en général. Pourtant, la vue de cette chair de bébé dans les serres acérées du gritche remue quelque chose en moi.
Trois pas à l’intérieur du Sphinx ont fait avancer le monstre et l’enfant de plusieurs heures dans la durée. Juste derrière l’entrée, le fleuve du temps accélère son cours. Si je n’interviens pas dans les secondes qui suivent, il sera trop tard. Le gritche aura utilisé ce passage pour emmener sa proie au fond de je ne sais quel trou noir, éloigné dans le temps comme dans l’espace, où il a son repaire.
Malgré moi, je vois défiler des images de monstrueuses araignées drainant leurs victimes de tous leurs fluides, ou de guêpes fouisseuses cachant leurs larves dans le corps paralysé de leur proie, source parfaite de nourriture et d’incubation.
Il me faut agir à tout prix, mais je ne possède pas plus de substance ici que dans le TechnoCentre. Le gritche passe à travers moi comme si j’étais un holo invisible. Ma personnalité analogique n’est ici d’aucune utilité. Elle est aussi impuissante et insubstantielle qu’une émanation de gaz des marais.
Mais le gaz des marais n’a pas de cervelle, et John Keats en avait une.
Le gritche fait encore deux pas, et plusieurs heures s’envolent pour Sol et pour les autres qui attendent dehors. Je vois du sang sur la peau du bébé hurlant, à l’endroit où les scalpels du gritche sont entrés dans la chair.
Au diable tout ça.
Dehors, sur le large parvis de pierre du Sphinx, maintenant soumis au flot d’énergies temporelles qui traversent le tombeau, gisent des sacs à dos, des couvertures, des boîtes de nourriture vides et tous les détritus que Sol et les autres pèlerins ont abandonnés ici.
Y compris le cube de Möbius.
La caisse est scellée par un champ de confinement de catégorie 8 mis en place à bord du vaisseau templier Yggdrasill à l’époque où la Voix de l’Arbre Het Masteen se préparait pour son long voyage. Elle contient un erg, petite créature également connue sous le nom de délimiteur, que l’on ne peut sans doute pas considérer comme intelligente par rapport à des critères humains, mais qui s’est développée dans des systèmes stellaires lointains et a acquis la capacité d’exercer un contrôle sur des champs de forces plus puissants que n’importe quelle machine élaborée par l’homme.
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