Gladstone, du poste d’observation avancé où elle se tenait, contemplait le massacre. La foule déchaînée avait saccagé la plus grande partie du Parc aux Daims et des jardins à la française avant d’être arrêtée par les lignes d’interdiction et les champs de confinement. Il y avait là au moins trois millions d’individus en colère qui se pressaient contre les barrières, et leur nombre augmentait à chaque minute.
— Pouvez-vous supprimer les champs d’interdiction et les rétablir cinquante mètres en arrière, avant que la foule ne puisse parcourir la distance ? demanda Gladstone au général.
La fumée des villes en train de brûler à l’ouest remplissait le ciel. Des milliers d’hommes et de femmes avaient été écrasés contre le champ de confinement miroitant par la pression de la foule. Sur deux mètres à partir de la base, le mur d’énergie semblait avoir été badigeonné avec de la confiture de fraises. Des dizaines de milliers d’autres malheureux étaient plaqués contre la barrière malgré la douleur permanente qui devait leur ronger les nerfs et les os.
— C’est faisable, H. Présidente, répondit Van Zeidt. Mais pour quelle raison ?
— Je vais sortir leur parler.
La voix de Gladstone semblait au bord de l’épuisement. Le marine la regarda comme si elle avait voulu faire une mauvaise plaisanterie.
— H. Présidente, dans un mois, ils seront tous prêts à écouter vos paroles… ou celles de n’importe lequel d’entre nous… à la radio, à la TVHD… Dans un an, peut-être deux, lorsque l’ordre aura été rétabli et que chacun disposera de rations suffisantes, ils vous pardonneront peut-être. Mais il leur faudra au moins une génération pour comprendre ce que vous avez fait pour eux… pour comprendre que vous nous avez tous sauvés.
— Je veux leur parler, répéta Meina Gladstone. J’ai quelque chose à leur donner.
Van Zeidt secoua la tête et se tourna vers le petit cercle des officiers de la Force qui observaient la foule à travers les meurtrières du bunker et qui regardaient maintenant Gladstone avec la même expression d’incrédulité et d’horreur.
— Il faut que je consulte le Président Kolchev, murmura Van Zeidt.
— Non, fit Meina Gladstone avec lassitude. Il règne sur un empire qui n’existe plus. Je gouverne toujours le monde que j’ai détruit.
Elle fit un signe de tête à sa garde prétorienne, et des bâtons de la mort sortirent des uniformes à rayures noires et orangées. Aucun officier de la Force ne bougea. Le général Van Zeidt prit une voix suppliante pour dire :
— Le prochain vaisseau d’évacuation réussira à passer, Meina.
Elle hocha la tête comme si elle avait perdu la raison.
— Dans les jardins intérieurs, ce serait le mieux. La foule ne saura plus ce qui se passe pendant quelques instants. La disparition de l’enceinte extérieure va la déséquilibrer.
Elle regarda autour d’elle comme si elle avait peur d’oublier quelque chose, puis tendit la main à Van Zeidt.
— Adieu, Mark. Merci. Occupez-vous des miens, s’il vous plaît.
Van Zeidt lui serra la main et la regarda resserrer son foulard et toucher distraitement son bracelet persoc, comme pour qu’il lui porte chance. Elle sortit alors, accompagnée de quatre de ses prétoriens. Le petit groupe traversa les jardins piétinés et se dirigea lentement vers les champs de confinement. La foule, de l’autre côté, sembla réagir comme un organisme unique privé de cervelle. Elle se pressa contre le mur d’interdiction pourpre en hurlant avec la voix d’un monstre fou.
Gladstone se tourna vers ses quatre gardes, leva la main comme pour leur dire adieu, et leur fit signe de s’en aller. Ils retournèrent sur leurs pas en courant.
— Allez-y, fit le plus ancien des prétoriens restés dans le bunker en pointant son bâton de la mort vers la commande à distance du champ de confinement.
— Allez vous faire foutre, articula Van Zeidt.
Lui vivant, personne ne s’approcherait de ce tableau de commande.
Il avait oublié que Gladstone avait toujours accès aux codes et aux liaisons tactiques sur faisceau étroit. Il la vit lever son persoc, mais ne réagit pas assez vite. Les voyants du tableau de télécommande devinrent rouges, puis verts. Les champs de confinement se désactivèrent pour se reformer cinquante mètres en arrière. L’espace d’une seconde, Meina Gladstone se trouva seule face à ces millions de gens en colère, séparée d’eux uniquement par quelques mètres de pelouse et d’innombrables cadavres soudains rendus aux lois de la pesanteur par la disparition des murs d’énergie.
Gladstone leva les deux bras comme pour étreindre la foule. Le silence et l’immobilité se prolongèrent durant trois interminables secondes, puis un rugissement de bête fauve s’éleva et des milliers de bras se tendirent, armés de bâtons, de cailloux, de couteaux et de goulots de bouteille.
Un instant, Van Zeidt eut l’impression que Gladstone se tenait comme un roc invincible au milieu de la vague humaine qui déferlait sur elle. Il voyait son tailleur foncé et son écharpe brillante, ses bras encore dressés, mais la vague continua de se refermer sur elle, et il la perdit de vue.
Les gardes prétoriens abaissèrent leurs armes et furent immédiatement mis aux arrêts par les marines .
— Opacifiez les champs de confinement, ordonna Van Zeidt. Dites aux vaisseaux de descente de se poser dans les jardins intérieurs par intervalles de cinq minutes. Dépêchez-vous !
Il détourna les yeux.
— Bon Dieu ! s’exclama Théo Lane tandis que les informations continuaient d’arriver par fragments sur le système mégatrans.
Il y avait tant de salves simultanées de l’ordre de la milliseconde que l’ordinateur avait de la peine à les séparer. Le résultat confinait au désordre et à la folie.
— Repassez la destruction de la sphère de confinement de singularité, demanda le consul.
— Bien, monsieur.
Le vaisseau interrompit ses messages mégatrans pour repasser l’image du soudain éclat blanc suivi d’une brève explosion de débris, puis de l’affaissement de la singularité, qui se dévora elle-même et dévora tout ce qui se trouvait dans un rayon de six mille kilomètres. Les instruments montrèrent les effets des courants de gravité, faciles à cerner à cette distance, mais qui firent des ravages parmi les vaisseaux de l’Hégémonie et les bâtiments extros qui s’affrontaient encore dans la région d’Hypérion.
— Très bien, fit le consul.
Les messages mégatrans continuèrent de défiler.
— Il n’y a aucun doute possible ? demanda Melio Arundez.
— Aucun, lui dit le consul. Hypérion est redevenu un monde des Confins. Mais il n’y a plus de Retz pour définir les Confins.
— C’est vraiment difficile à croire, fit Théo Lane.
L’ex-gouverneur général était assis dans un fauteuil, en train de boire un scotch. C’était la première fois que le consul voyait son ex-adjoint avoir recours à l’alcool. Théo se versa encore quatre doigts avant de murmurer :
— Plus de Retz… Cinq cents ans d’expansion balayés d’un seul coup.
— Il ne faut pas dire cela, fit le consul en posant son verre, encore à moitié plein, sur la table. Nos mondes sont toujours là. Des cultures séparées se développeront, mais nous aurons toujours la propulsion Hawking, la seule technologie avancée que nous nous soyons donnée au lieu de l’emprunter au TechnoCentre.
Melio Arundez se pencha en avant, les mains jointes comme pour prier.
— Vous croyez que le Centre a vraiment disparu ? Qu’il a vraiment été détruit ?
Le consul écouta quelques instants le brouhaha des voix, des cris, des supplications, des rapports militaires et des appels au secours qui venaient des canaux audios.
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